Ces comités livrent des renseignements aux responsables du BIR, ce qui leur vaut la reconnaissance du gouvernement. Toutefois la nécessité d’un recadrement commence à se déssiner.
Alhadji Mohamed Dale est malin, débrouillard et courageux. Trois qualités prisées en ces temps de guerre contre le groupe djihadiste Boko Haram dans le nord du Cameroun. Ce trentenaire, père de cinq enfants, est un maillon indispensable du dispositif militaire camerounais face au groupe djihadiste nigérian affilié à l’organisation Etat islamique (EI). Avec son téléphone désuet et son charisme naturel, l’ancien petit vendeur de rue commande aujourd’hui cinq unités de 17 membres du «comité de vigilance» de Kolofata, à 20 kilomètres de la frontière avec le Nigeria.
Dans cette ville de l’extrême nord du Cameroun, les crimes de Boko Haram se poursuivent. «Certains ont quitté leur sanctuaire du Nigeria et ont rejoint des villages des environs plus ou moins abandonnés, dit-il. Il pointe son doigt vers l’horizon. Là-bas, c’est Bourvare, un village où je sais que des Boko Haram sont réfugiés. On va s’en occuper.» Son aplomb contraste avec l’apparence de sa troupe : des jeunes chômeurs et un vieillard, armés de pétoires, d’arcs et de flèches empoisonnées.
Depuis deux ans, Alhadji Mohamed Dale capture des présumés djihadistes, les interroge et les livre à l’armée – qui vient d’être accusée par Amnesty International de multiples exactions dans la lutte contre Boko Haram. Il tient tête aux derniers notables restés en ville et bouleverse l’autorité d’une chefferie traditionnelle dépassée par les événements. C’est aussi lui qui organise les camps de réfugiés, dépourvus de toute aide humanitaire. Beaucoup de responsabilités pour un seul homme, aussi malin et débrouillard soit-il.
Ils sont ainsi des milliers de jeunes à s’être réunis en comités de vigilance, encouragés par le gouvernement. Ces volontaires se retrouvent en première ligne face aux kamikazes et aux raids djihadistes. «C’était ça ou rejoindre Boko Haram. Ou encore quitter notre région, où il n’y a jamais eu de travail ni d’aide de l’Etat», soupire l’un d’eux à Mora, à 20 kilomètres à l’est de Kolofata. Il s’appelle Mohamadou, a 28 ans, et sourit quand on lui demande s’il est armé. Son fusil de calibre 12 mm n’impressionne personne ici. Avant la guerre, il vivotait grâce à la contrebande d’essence avec le Nigeria : «Il n’y a plus rien à faire, alors, par amour du pays, j’ai rejoint le comité de vigilance.»
Les comités de vigilance livrent de précieux renseignements aux responsables des bataillons d’intervention rapide (BIR), les unités d’élite de l’armée camerounaise, pour la plupart originaires du sud du pays et ayant fait leurs classes dans les marécages de la péninsule de Bakassi – au cœur d’un conflit frontalier avec le Nigeria de 1994 à 2008.
Médailles, vivres et crédit téléphonique
Car eux seuls peuvent reconnaître les djihadistes, et surtout le visage de certains cadres locaux de Boko Haram traqués. En échange, ils reçoivent de l’armée des médailles, des vivres et du crédit pour leurs téléphones. Ces gratifications n’empêchent pas la méfiance. Les mobiles sont le plus souvent mis sur écoute, comme certains ont pu le découvrir après s’être fait épingler à discuter avec l’ennemi.
A Kolofata, Alhadji Mohamed Dale est comme chez lui dans la base du BIR, visée en 2015 par deux attaques djihadistes. Cette même année, il montait à bord des pick-up militaires, direction le Nigeria, pour guider et faire la traduction lors des onze opérations menées par l’armée camerounaise de l’autre côté de la frontière. «Ça tirait partout, se souvient-il. La première fois, j’ai eu peur mais après je m’y suis habitué.» Et après la guerre ? «Je veux intégrer l’armée, je le mérite et je serai utile», affirme-t-il.
Lui et les milliers d’autres n’intégreront probablement jamais les rangs de l’armée. «Face aux attaques meurtrières, on a essayé d’impliquer le citoyen ordinaire dans l’appropriation et la protection de son espace, dit un responsable militaire. Il faut maintenant penser à une réintégration et à des plans d’aide. Sinon il y a bel et bien un risque.»
L’un des risques est que ces comités de vigilances se structurent en milices. Car derrière les arcs et les flèches mis en avant, il y a souvent des kalachnikovs qui circulent, dispersées au fil des guerres successives au Soudan, au Tchad et en Centrafrique. Certains «protecteurs» sont déjà accusés de racket sur les routes, de taxer les villageois, pendant que d’autres n’hésitent plus à mener des offensives pour aller mener des pillages au Nigeria, régler des comptes ou affronter Boko Haram. Comme en avril, lorsque 70 éléments du comité de vigilance de la ville frontalière de Limani sont allés au Nigeria récupérer deux femmes kidnappées par les djihadistes.
Des milliers de déplacés et de réfugiés
«Il est indispensable que les groupes d’autodéfense soient dépouillés de tous les moyens d’exaction, dit le chercheur Raoul Sumo, du centre d’études stratégiques de Yaoundé. L’idéal serait de renforcer les capacités d’encadrement des autorités. Car en l’absence de réel contre-pouvoir, ils ne rendent de compte à personne.»
Le conflit a donné à ces anciens chômeurs devenus citoyens héroïques ou petits chefs de guerre l’opportunité d’exister, d’être des acteurs respectés et craints à la fois. Ces alliés de circonstance du pouvoir pourraient néanmoins devenir des ennemis une fois l’intensité du conflit retombée. «Penser l’après-guerre ? Avons-nous fini de penser la guerre en cours ?, interroge l’universitaire Mathias Eric Owona Nguini. L’Etat n’a pour le moment rien de concret à offrir à ces jeunes. Il est urgent de leur trouver une issue pour éviter un rapport de force dans un contexte socio-économique préoccupant au Nord.»
Boko Haram a déjà emporté une victoire dans la région du bassin du lac Tchad : l’anéantissement d’une fragile économie qui reposait sur l’agriculture, l’élevage, la pêche et le commerce transfrontalier. Le président camerounais, Paul Biya, 83 ans, a lancé début 2015 un plan d’urgence pour le «Grand Nord», dont les populations attendent toujours les effets concrets. Des villes et villages entiers sont à reconstruire. Des milliers de déplacés et réfugiés souffrent de malnutrition aiguë. Et Boko Haram, même fragilisé, entretient ce désordre.