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[Tribune] Kanguka à Douala : comprendre l’engouement des camerounais

Dans une tribune publiée sur Facebook, le mardi 21 novembre 2023, l’enseignant d’université Patrick Philippe Rifoé analyse l’engouement des camerounais autour de la croisade Kanguka du pasteur Chris Ndikumana ce weekend à Douala. Lebledparle.com vous propose le texte intégral.

Douala Kanguka

Equinoxe télévision a sollicité mon opinion relativement à la forte affluence liée à la présence de Chris Ndikumana, évangéliste chrétien, à l’esplanade du stade de Japoma le 18/11/2023. Une foule importante s’est en effet retrouvée samedi dernier pour écouter en présentiel cet orateur chrétien particulièrement suivi sur les réseaux sociaux. Nombre de participants ont quitté Yaoundé, et des villes plus lointaines encore, pour assister à ce moment de « communion et de partage ». Les images de la foule, très nombreuse ce jour-là, ont suscité de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux. Ces commentaires oscillant entre incompréhension, réprobation et adhésion posaient question. Comment expliquer cette forte affluence à une réunion chrétienne ? Comment expliquer cette forte affiliation aux réunions chrétiennes qui tranche avec la désaffiliation aux mobilisations politiques ?  Bien que je fusse disposé à contribuer à éclairer ces interrogations, des contraintes techniques n’ont pas permis cette prise de parole.

Afin d’étayer mon point de vue sur ces questions, je reviendrai sur les ressorts de la critique  dénonçant le succès populaire de Kanguka, j’en pointerai les paradoxes internes et externes montrant au passage que la hiérarchie des intérêts est labile et tributaire de l’importance que les uns et les autres accordent aux questions qui les touchent, et enfin je montrerai que le succès des entrepreneurs de foi, dont Chris Ndikumana est un cas particulier, s’inscrit dans un horizon social dominé par la malveillance généralisée et l’imaginaire du soupçon.

Le succès de Chris Ndikumana au prisme de la critique religieuse et politique

Une double critique fonde la dénonciation du succès populaire de Kanguka.  Une critique spirituelle fondée sur le rejet du christianisme, religion importée et une critique politique ancrée dans l’incapacité de l’opposition à faire du politique le foyer central d’attention des camerounais. Si ces critiques visent le même objet, elles poursuivent cependant des objectifs distincts.

La critique spirituelle considère la forte affiliation à Kanguka comme l’expression d’une aliénation religieuse. Le christianisme est une religion importée, et son succès consacre le recul des croyances ancestrales qu’il convient en réalité de revivifier. Le succès de Kanguka sonne donc comme le sacre de cette aliénation qu’il convient de dénoncer (en espérant que les populations en reviennent). Cette  critique est portée par les kémites, en croisade contre un rejet sélectif des artéfacts coloniaux occidentaux. Par ailleurs, la critique spirituelle est également portée par des animistes, des adorateurs de divers culte, notamment celui des crânes. La foule de Japoma a été considérée, pour les tenants de cette critique comme un prétexte pour renouveler une défiance déjà ancienne au christianisme. La critique spirituelle est l’expression d’un conflit entre tenants d’un ordre religieux africain dont il faudrait retrouver l’authenticité et des croyances importées dont le rejet garantirait une reviviscence des religiosités natives.

La seconde critique émise à l’encontre de Kanguka est politique. Elle pointe en effet la dichotomie entre la forte affiliation à ce phénomène religieux et la désaffiliation politique. Il y a en effet un contraste, défendent les tenants de cette thèse, entre cette forte mobilisation par exemple et la faiblesse de la mobilisation de Maurice Kamto, incapable de remplir un tout petit stade à Mendong. Cette faiblesse de la mobilisation voire l’absence de mobilisation pour des questions touchant directement à la vie matérielles des camerounais tels ; les problèmes d’eau, d’électricité traduirait en réalité l’état d’aliénation dans lequel, les populations sont maintenues par des dirigeants bien content de fournir aux populations cet opium qui les maintiendra hors-sol. Le succès des mobilisations religieuses serait en effet une victoire du conservatisme sur le progressisme car il permettrait de détourner les citoyens de questions existentielles. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette critique n’est pas nouvelle. Elle est un résucé de thèses déjà émises à diverses occasions (CAN 2021, concerts de musique) et qui pourraient être résumées en : la religion, le sport, la musique sont des distractions employées par le gouvernement pour détourner les citoyens de questions tenues pour essentielles. Cette critique est portée par des activistes politiques sympathisants ou militants de l’opposition.

Comme on l’a vu plus haut, si ces critiques visent la même dénonciation ; le succès populaire de kanguka, elles ne reposent pas exactement sur les mêmes ressorts et ne sont pas lestées d’une commune visée. L’une vise la dimension religieuse d’un sujet qu’il convient de ramener aux religiosités africaines tandis que l’autre met en exergue dans une perspective marxiste appauvrie, la multidimensionnalité d’un sujet qui devrait être en réalité unidimensionnel ; le politique étant le cœur battant de tous les actes de sa quotidienneté.

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Les citoyens sont-ils des jouets irresponsables ?

La critique spirituelle et la critique politique de Kanguka comportent quelques points aveugles. Elles reposent toutes les deux sur une théorie de l’aliénation ; fausse conscience religieuse et politique, absence d’autonomie du sujet qui serait agi de dehors. Dans l’un ou l’autre cas, les porteurs de critiques seraient eux porteurs de la « vraie » conscience, sujets autonomes contrairement à la grande masse asservie à la religion du dehors ou à l’ordre gouvernant contre lequel on lutte. Ceux qui s’intéressent au football, à la musique n’ont pas conscience des véritables enjeux, ils sont manipulés par les gouvernants qui recourent à ces instruments de distractions massives afin de tenir les populations éloignées du lieu du politique, le seul qui devrait être considéré comme prioritaire. Pour les tenants de ces thèses, les chrétiens n’ont toujours pas compris que la religion a été un instrument de pénétration coloniale et donc que le procès de désoccidentalisation de l’Afrique passe nécessairement par un rejet de la fausse conscience religieuse introduite au temps des colonies.

Il découle de ce qui précède un paradoxe un double paradoxe. Ces théories reposent en effet sur un individu hétéronome sujet à des leurres. Il est difficile de concilier une théorie de l’aliénation dans une démocratie car elle la souveraineté du choix de l’individu et donc sa pleine conscience. Ceci ne signifie nullement que dans ses choix, l’établissement de ses priorités, il ne peut être influencé, mais que le citoyen est de fait autonome et pleinement responsable de ses choix. Le second paradoxe prolonge le premier et repose sur la capacité des sujets à établir une hiérarchie aux sujets qui les touchent. Les citoyens sont en effet confrontés à différents problèmes qui peuvent être politiques, économiques, sociaux  et spirituels. Ces problèmes qui se posent simultanément sont consciemment ou non hierarchisés de sorte que dans la recherche de solutions, on voudra que la priorité soit donnée à tel sujet avant tel autre. Dans les pays om les sondages sont institutionnalisés, les sondeurs recueillent de manière régulière les priorités des citoyens. On ne peut donc paas opposer affiliation religieuse et désaffiliation politique car en réalité il y a un continuum découlant e l’ordre de priorité des citoyens. Ainsi, la priorité donnée au religieux sur le politique tient probablement à ce que les questions spirituelles préjudicient les questions matérielles pour les publics qui se sont massivement rendus à japoma samedi dernier.

Le succès des entrepreneurs de foi : la malveillance généralisée et l’imaginaire du soupçon

Au-delà des critiques énoncées plus haut, deux régimes explicatifs imbriqués ont été évoqués. Le premier rapporte le succès de la mobilisation à son inscription technosémiotique (l’existence d’un dispositif transmédiatique et le développement de formats personnalisés permettant de parler à tous tout en adressant un message particulier à chacun).

Le second facteur de succès invoque un misérabilisme ambiant qui confinerait les sujets sociaux à chercher dans le christianisme un exutoire futur (si on est pauvre ici et maintenant, le paradis nous garantit un meilleur sort) ou présent (la prospérité serait à portée de main de ceux qui croient au Dieu à qui l’or et l’argent appartiennent).

affiliation religieuse et la désaffiliation politique sont donc les choix d’individus conscients ; faisant des choix et établissant des hiérarchies au sein desquelles le politique n’est pas central (On le sait au moins depuis les travaux de Walter Lippman).

Si le premier facteur explicatif, met en avant la plasticité de l’offre, il dit peu de chose de ce qui amène les différents publics vers cette offre. Autrement dit, il peine à expliquer la rencontre et surtout l’adhésion des publics à cette offre étant donné qu’elle se positionne sur un marché où il existe une concurrence horizontale et verticale. Quant à la thèse misérabiliste, elle n’explique par l’hétérogénéité de cette foule qui se recrutait aussi bien dans les populaires que dans les classes moyennes et supérieures.

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Il convient donc de situer le succès de Kanguka dans un espace social saturé d’offres religieuses qui sans avoir son succès, rencontrent une demande sociale. Ainsi, le succès de kanguka, parce que chrétien, ne doit pas occulter la bonne fortune de Binku la nerveuse, Ivana chef d’Etat et autres marabouts qui proposent aux publics des médications ‘’spirituelles’’. Le choix du christianisme, du syncrétisme et l’adhésion aux religiosités traditionnelles africaines sont également des choix qu’il convient de resituer dans le marché des croyances, de leur disponibilité, leur accessibilité et leur capacité à répondre aux de ceux pour lesquels les questions spirituelles constituent des questions existentielles. De ce point de vue, la capacité à s’inscrire dans un horizon de plus en plus numérisé renforce les chances de captation de l’attention des publics sans toutefois garantir une adhésion à la proposition de valeur. Notre hypothèse consiste donc à considérer non pas isolément le succès de kanguka, mais l’inscrire dans la bonne fortune d’entrepreneurs de la foi (au sens de croire en des forces immatérielles) dont l’activité est médiatisée par des dispositifs technosémiotiques.

La bonne fortune des entrepreneurs de foi  devrait davantage être mise en rapport avec la quête généralisée de solutions spirituelles.  En effet, nombre de citoyens croient qu’il existe d’une part un primat du spirituel sur le matériel et de ce fait certaines difficultés matérielles s’originent dans l’immatériel et d’autre part que nombre de difficultés auxquelles ils sont confrontés sont de nature immatérielles. Cette croyance alimente un imaginaire du soupçon en vertu duquel, nos réussites et nos déconvenues sont le fait des forces extérieures et invisibles, dont l’action sert souvent l’intérêt de celui ou ceux qui nous en veulent (quand il s’agit de mauvaise fortune). La bonne fortune du voisin est suspecte, notre malheur trouve à s’expliquer par l’action d’un oncle, d’une tante d’un collègue qui ne nous veut pas du bien. Cet imaginaire du soupçon s’inscrit dans un horizon culturel de malveillance généralisée.

Les camerounais exècrent le succès des autres et travaillent souvent activement à leur échec. Le bonheur du voisin est un coup de poignard que nous recevons en plein cœur. Nos prières vont plutôt à ce qu’il rencontre malheur en chemin, ainsi, nous irons du bout des lèvres compatir avec lui, tout en dissimulant mal notre contentement. Bien plus, nous agissons activement à construire les obstacles qui consacreront l’échec de l’autre. Nous ne travaillons pas activement pour notre succès, mais nous mettons notre ingéniosité à tromper, duper, abuser, le fameux ‘’erreur for mboutoukou, na dame for ndoss’’ de Lapiro de mbanga a supplanté chez nous la maxime kantienne qui dispose que nous agissions vis-à-vis de l’autre afin que la maxime  de notre action soit érigée en maxime universelle.

Dans une société de malveillance généralisée, la suspicion nous conduit naturellement à rechercher les causes invisibles des actions visibles. On veut connaître celui qui nous en veut, le responsable de notre échec, de notre stagnation, de nos insomnies. Mais, il ne suffit pas de le savoir, il faut aussi conjurer l’action de forces négatives en leur opposant des forces positives. Il faut même s’en prémunir car autrui est ton malveillant potentiel. C’est dans le nœud de cette demande sociale que se trouve la bonne fortune des entrepreneurs de foi dont Kanguka représente la version chrétienne. Les entrepreneurs animistes feront cependant difficilement foule, car n’avouons pas y recourir. Personne ne prendra le risque d’aller à un rassemblement d’adeptes d’Ivana chef d’etat, mais ils seront nombreux à solliciter ses services sur ses différentes plateformes sociales mezzo voce.


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