Depuis plusieurs mois déjà, Eneo, le distributeur exclusif de l’électricité au Cameroun, fait l’objet de nombreuses plaintes de la part des consommateurs aux rangs desqelles, la surfacturation et les abus multiformes. C’est pour s’expliquer sur la qualité de service, le recouvrement des créances, les dettes fournisseurs, l’affaire Gaz du Cameroun, les investissements, le désengagement d’Actis sans oublier l’impact du coronavirus dans le secteur qu’Éric Masuy, directeur général de l’électricien camerounais a accordé une interview au journaliste Aboudi Ottou et que vous propose Lebledparle.com.
Voici plusieurs mois que le monde fait face à la pandémie de coronavirus. Quels sont les défis que cette situation impose à votre entreprise ?
Éric Mansuy : Avant la survenue de la crise sanitaire de Covid-19, Eneo, comme tout le secteur électrique camerounais avait déjà comme grands défis, l’équilibre financier du secteur et l’amélioration de la qualité de service et de l’accès à l’électricité. Avec la crise, la situation est devenue un peu plus critique du fait des contraintes imposées en interne et en externe.
Pouvez-vous nous citer quelques contraintes externes ?
Il y a la baisse de la demande industrielle et professionnelle. De manière concrète, nous enregistrons déjà une baisse d’environ 10% des injections d’énergies sur le réseau de transport depuis le 23 mars. Ceci contribue à une fragilisation des recettes d’exploitation de l’entreprise. À cela s’ajoutent des difficultés d’approvisionnement en équipements essentiels. La chaine d’approvisionnement connait des retards du fait de la baisse d’activité dans le secteur logistique et chez plusieurs fournisseurs d’intrants du réseau à l’étranger. Il y a en outre des difficultés à réaliser des activités essentielles liées au développement du réseau et du secteur. Eneo a déjà reçu une notification de force majeure de la société NHPC [Nachtigal Hydro Power Company] qui a dû suspendre le chantier de construction de Nachtigal du fait du Covid-19. Nous nous attendons aussi à une inflexion dans le rythme de développement des projets solaires du Nord en cours de réalisation avec des partenaires internationaux.
Et en interne ?
Au niveau d’Eneo, en raison des restrictions et de la propagation prévisionnelle du virus, Eneo s’est très souvent trouvée obligée de réduire le déploiement des entreprises de branchements et d’intervention sur les réseaux de distribution. Ce qui impacte les performances en matière d’accès à l’électricité et de qualité de service.
La crise Covid-19 impacte aussi négativement la mise en œuvre du plan d’investissement. Le Conseil d’administration, prenant acte des sévères contraintes liées à cette crise, a validé un ajustement du budget opérationnel et d’investissement de l’entreprise (ramené de 67 à 44 milliards de FCFA pour l’année 2020), en insistant sur le fait que ce budget doit contribuer à l’amélioration de la qualité de service.
Reste que depuis le déclenchement de la pandémie, l’entreprise s’est mobilisée pour assurer la continuité du service en protégeant ses agents, ses clients et ses partenaires. Un plan de contingence renforcé est déployé au niveau des principales usines de production et de nos unités opérationnelles de distribution de l’électricité. Plusieurs équipes sont ainsi mises sous astreintes prolongées et surveillées autour des sites. Et nous avons tiré avantage des nouvelles technologies pour augmenter le rythme de télétravail au sein de nos équipes et améliorer les solutions digitales mises à la disposition de nos clients. Nous avons fait le geste d’annuler tous les frais de paiement des factures à distance via deux opérateurs majeurs pour la plupart de nos clients.
Sur le plan sanitaire, des dispositions sont prises pour confiner les agents identifiés comme vulnérables, protéger ceux restés en activité, dépister rapidement les cas et accélérer la prise en charge. Nous mettons un accent sur le sens de responsabilité et de discipline de chacun.
Avez-vous le sentiment que ces réponses portent des fruits ?
Sur les plans sanitaires et de la qualité de service, les réponses portent des fruits. La situation est sous contrôle. Nous avons pu limiter la propagation du virus dans nos sites. Nous observons depuis le 23 juin une augmentation sensible du nombre de guéris parmi les agents atteints. Nos centrales continuent de fonctionner de manière à maintenir l’équilibre entre l’offre et la demande, et le travail d’intervention sur les réseaux en panne est soutenu, ce qui permet d’assurer la continuité du service.
Comme mesure de protection contre le coronavirus, vous avez élargi l’expérimentation de la nouvelle approche de facturation qui consiste à relever les index à une fréquence d’un mois sur deux ou trois. Mais vous avez dû suspendre cette opération à la demande des autorités et sous les récriminations de certains usagers qui dénoncent des surfacturations. Comment vivez-vous cette situation ?
Eneo prend au sérieux la problématique de la facturation de sa clientèle, et met tout en œuvre pour assurer une facturation équitable et juste de l’énergie consommée par ses abonnés. L’entreprise a pris la pleine mesure des observations remontées par les clients sur l’approche de facturation par relèves et estimations en alterné qui était en expérimentation sur 30% des clients. Des mesures correctives sont en train d’être prises avec la collaboration des clients eux-mêmes et sous l’encadrement des pouvoirs publics.
Cette approche était en expérimentation bien avant la survenue du Covid-19. Quelles sont vos motivations de départ ?
En mettant en œuvre un projet pilote de facturation sur la base d’une approche de relève alternée avec l’estimation des index, Eneo est dans une dynamique d’alignement sur les meilleures pratiques mondiales actuellement reconnues dans le secteur. De plus en plus, en effet, la facturation des consommations d’électricité se fait au travers de deux approches : la télérelève des index puis facturation (ce qui suppose que l’ensemble du parc de compteurs est intelligent) et l’estimation des index entrecoupée par une relève physique (2, 3 ou 4 fois maximum par an). Eneo a opté pour cette seconde approche en attendant que tout le parc de comptage ait été converti en compteurs intelligents prépayés ou post payés.
C’est davantage l’une des options de modernisation du service et une réponse aux problèmes que pose cette activité. Il s’agit, entre autres problèmes, du besoin croissant de releveurs lié à la croissance du nombre de clients (+ 100 000 par an), de la non-relève de certains compteurs du fait de l’accès difficile, d’un certain inconfort exprimé par les clients face aux visites de plusieurs équipes d’Eneo chez eux.
Nous travaillons avec le régulateur (Arsel) pour mieux cadrer cette approche afin que notre système (ses clients avec) en tire le plus grand bénéfice comme, c’est le cas en France, au Gabon, en Afrique du Sud, au Kenya, en Ouganda, au Sénégal et dans beaucoup d’autres pays avancés…
Depuis quelques années, la situation financière d’Eneo est dite « critique ». Alors que plusieurs entreprises sont en difficulté du fait notamment du ralentissement de l’économie causée par la pandémie de Covid-19, comment se porte sa trésorerie ?
Même si elle reste tendue, la trésorerie de l’entreprise se porte mieux suite aux efforts de l’État et sa volonté manifeste de faire avancer le secteur…
Les difficultés de recouvrement des créances sont, en partie, à l’origine des tensions de trésorerie au sein de votre entreprise. Rendu en milieu d’année 2020, quelle est la tendance ?
Nous notons des évolutions positives pour l’entreprise et pour le secteur. Avec le soutien actif du gouvernement, et en application des instructions du chef de l’État, Eneo a pu bénéficier au cours de ce mois de juin d’une injection de fonds à hauteur de 45 milliards de FCFA en règlement d’une partie de la dette de l’État via un consortium bancaire. Ce montant a contribué à rétablir la confiance dans le secteur. La somme reçue a, en effet, permis à Eneo de commencer à apurer partiellement ses dettes vis-à-vis des entreprises qui fournissent l’énergie du secteur, mais aussi des partenaires locaux afin de redynamiser le tissu économique local.
En début d’année, Alucam et Eneo ont signé un contrat de validation des créances et des dettes au 31 décembre 2019. Les discussions sont encore en cours avec Alucam et l’État du Cameroun pour l’apurement de la dette arrêtée à cette date. Nous espérons aboutir à un accord très prochainement. Nous poursuivons les discussions avec l’État et divers gros clients. Des options sont sur la table et nous avons fort espoir de retrouver un rythme de règlement qui renforce encore la confiance dans le secteur.
Mais, il y a la récente affaire Gaz du Cameroun qui apparait comme une tâche sombre sur le beau tableau que vous dressez…
Il faut d’abord préciser que le fond de ce différend ne porte pas sur des factures, mais sur les conditions de reprise de la production de gaz et d’électricité au site de Logbaba. Et c’est bien là le fond du dossier. Car : d’un côté, Gaz du Cameroun n’a pas à ce jour été capable de donner les assurances nécessaires (y compris aux pouvoirs publics) que les quantités de gaz sont suffisantes pour assurer la pérennité de la fourniture en 2020 et de l’autre côté, la fourniture du gaz est indissociable du contrat de l’opérateur de la centrale (la société Altaaqa). Or, à ce sujet, les pouvoirs publics ont bien indiqué que ce partenaire devait obtenir, conformément à la règlementation en vigueur au Cameroun, des titres de licences appropriés pour produire de l’énergie au profit d’Eneo, ce qui n’a pas été fait à ce jour.
Sur ces deux sujets, la position d’Eneo est claire : pas de gaz, pas de contrat. En outre, la règlementation ne nous permet pas de contracter, et encore moins, de payer un acteur qui n’a pas de titre pour opérer dans le secteur.
Sachez que de manière générale, les différends dans le secteur se règlent plutôt à l’amiable, et souvent avec le concours des pouvoirs publics. L’attitude de Gaz du Cameroun tranche singulièrement avec cette pratique usuelle, car tout le monde a intérêt à ce que le secteur avance.
Mais, ce conflit ne va-t-il pas impacter la fourniture de l’électricité dans le réseau interconnecté sud (Ris) ?
Nous tenons à rassurer nos clients que la décision de Gaz du Cameroun n’aura pas d’impact sur l’équilibre offre-demande sur le Ris. Les installations électriques alimentées par Gaz du Cameroun sont à l’arrêt depuis septembre 2019 sans que cela ait eu un impact matériel, car Eneo a réussi à s’adapter à cette situation. J’ajoute que la montée en puissance récente de [la centrale hydroélectrique de] Memve’ele à 80 MW va même nous donner des capacités additionnelles pour faire face à la croissance de la demande.
Par contre, cette décision malheureuse risque de retarder des projets d’alimentation de nouvelles unités industrielles en cours de mises en service à Douala qui auraient pu profiter de cette source injectée à proximité.
L’État est un client important d’Eneo. Avez-vous déjà bouclé le processus de certification de la dette publique ? À combien s’élève-t-elle ?
Au cours d’une rencontre entre tous les acteurs du secteur électrique qui a eu lieu le 30 décembre 2019 à la Primature, Son Excellence monsieur le Premier ministre, chef du gouvernement, a clairement exprimé la volonté de l’État du Cameroun d’accompagner les entreprises dans la recherche de solutions pour un retour rapide à l’équilibre financier du secteur.
Nous avons déjà communiqué sur les impayés de l’État. La situation est en train de s’améliorer. Étant donné que des discussions sont en cours, vous nous permettrez de ne pas donner de chiffres qui sont réactualisés chaque mois au rythme des nouvelles facturations et des paiements reçus. Dans ce même état d’esprit, toutes les parties se sont engagées à valider les dettes et créances réciproques qui aboutissent, au terme de négociations amiables, à la signature d’échéanciers de règlement ou d’accords de cessions de créances.
Comment résoudre durablement la question de recouvrement de créance qui menace l’équilibre financier du secteur de l’électricité ?
Le cadre de concertation entre tous les acteurs du secteur est un des leviers majeurs. Nous observons, avec satisfaction, que la situation s’est considérablement améliorée depuis la réunion tenue le 30 décembre 2019 à la Primature entre tous les partenaires du secteur sous la présidence de Son Excellence, monsieur le Premier ministre, chef du gouvernent et sous l’impulsion de Son Excellence, monsieur le président de la République du Cameroun. Et, elle continue de progresser dans le bon sens dans l’intérêt de tous les acteurs du secteur.
À la lumière de votre dernier bulletin d’information trimestriel, la qualité de service reste un défi. Ça fait pourtant deux ans que vous avez obtenu la prolongation de votre concession qui, selon Eneo, aurait dû vous servir à lever des financements pour le développement du secteur. Où en êtes-vous avec la mobilisation des fonds destinés à financer votre plan d’investissement ?
Oui, la qualité de service demeure un défi constant. Nous pensons qu’avec le bol d’air qu’apporte la légère amélioration de la situation financière, un coup de fouet sera donné à notre programme annuel d’investissement pour l’amélioration de la qualité de service et de la satisfaction clientèle. Il s’agit notamment du programme de remplacement des poteaux bois dégradés.
À ce propos, les approvisionnements des poteaux bois connaissent une légère amélioration avec le début de l’exploitation d’une forêt de l’Ouest (Baleng) pour la production de 6 000 poteaux bois supplémentaires chaque année sur les trois prochaines années. Nous avons une évolution positive de notre projet de production de poteaux béton avec un faisceau de partenaires locaux. Dans une démarche de mixage de poteaux bois et béton, nous accélérons depuis quelques jours ce programme. À côté, il y a un ensemble d’autres programmes que nous mettons en œuvre pour la stabilisation du réseau de distribution.
Évidemment que le vaste programme de réhabilitation et de modernisation des réseaux de distribution s’étale sur plusieurs années et nous avons besoin, comme vous le dites, de mobiliser d’importants moyens financiers pour soutenir ces investissements. C’est dans ce cadre que le règlement des 45 milliards est d’une grande importance. Il y a là un signal important envoyé aux bailleurs de fonds et aux acteurs du secteur sur la solvabilité des débiteurs et de nos clients en général. Cela redonne confiance à tous.
Selon nos informations, le Conseil d’administration vous a autorisé, en janvier dernier, à contracter un prêt bancaire de 100 milliards de FCFA. Où en êtes-vous avec cette opération destinée notamment au financement de l’investissement en 2020 ?
En effet, le Conseil d’administration de notre société a autorisé au cours de sa session du 29 janvier 2020 un emprunt bancaire pour un montant maximum de 100 milliards FCFA au cours de l’année 2020 pour rembourser le solde d’un prêt à moyen terme et financer des investissements de 2020.
Toutefois, de prime abord, le marché financier avait besoin d’être rassuré quant à la capacité d’Eneo de faire face aux échéances de ce prêt, et quant aux paiements réguliers de l’État du Cameroun. Grâce à l’encaissement des 45 milliards de FCFA et au règlement régulier des factures de l’État sur les cinq premiers mois de l’année, les négociations sur le prêt de 100 milliards de FCFA ont véritablement pu être relancées.
La priorité pour cette année et pour les années à venir reste toujours l’assainissement du secteur électrique et le retour à l’équilibre financier afin de faire d’Eneo une société performante au service du développement social, économique et industriel du Cameroun pour le bonheur des Camerounais et des populations vivant au Cameroun.
Votre rythme d’investissement actuel est-il conforme aux engagements pris lors de la prorogation de votre concession ?
Les investissements ont connu un début difficile à cause des problèmes de liquidités du secteur électrique au cours des trois dernières années. Nous avons essentiellement investi sur fonds propres en moyenne 30 milliards de FCFA par an depuis 2015. Le budget d’investissement de l’année 2020 a été approuvé au cours du Conseil d’administration du 29 janvier 2020, une fois que le Conseil a eu la visibilité nécessaire sur la santé financière de l’entreprise.
Nous avons atteint un rythme normal d’investissement, même si nous devons continuer à faire face à l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur la chaine d’approvisionnement des matériels et équipements. Il faut préciser que la plupart de nos approvisionnements viennent de l’étranger.
Depuis cette prolongation, des informations faisant état de l’existence de négociations en vue d’un désengagement d’Actis d’Eneo circulent. Certains ont d’ailleurs situé votre arrivée à la tête de l’entreprise dans cette perspective. Qu’en est-il exactement ?
Mon arrivée à la tête de l’entreprise se situait plutôt dans une perspective d’amélioration des performances de l’entreprise et de stabilisation du secteur. S’il devait s’avérer qu’un jour le partenaire stratégique de l’État dans Eneo, Actis, veut se désengager, la presse en sera, je pense, informée.