Pour l’historien camerounais, une révolution sociale radicale n’est pas possible tant que perdure la division entre « une élite structurée en classe sociale intégrale et un peuple nourri aux fantasmes de la politique identitaire ».
Au Nord comme au Sud, les rapports de forces n’ont jamais été aussi favorables aux puissants de ce monde. Du moins en apparence. En auraient-elles la possibilité, les classes dominantes franchiraient allègrement le pas et feraient sécession, se déchargeant ainsi du fardeau que représentent désormais les multitudes dont elles ne savent plus que faire. Au demeurant, tel est désormais le rêve à peine caché de ce que l’on appelle « l’Etat néolibéral autoritaire ».
Si bien des pays d’Europe n’en découvrent qu’aujourd’hui les raisins amers, l’Afrique, au contraire, en aura été – l’escalade technologique en moins – l’un des laboratoires privilégiés. Ici en effet, depuis l’époque coloniale, l’idée de la puissance publique en tant que corps autonome et capable de transcender les intérêts des puissants a toujours relevé de la fiction. Face à la poussée des mouvements anticoloniaux au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’administration coloniale avait lâché du lest, incorporant au sein des structures de domination une partie de ses auxiliaires autochtones.
Au moment de l’indépendance, ces derniers hériteront littéralement d’un appareil étatique qui, sous le régime colonial, assurait la double fonction de ponction des richesses et de répression de toute velléité contestataire. Sous la houlette des nouvelles élites africaines, la poussée autoritaire s’est accentuée au lendemain des indépendances.
Luttes sociales émasculées
D’une part, ces élites se sont efforcées de caporaliser la société, puis de contenir et d’émasculer les luttes sociales. Pour ce faire, elles ont jugulé l’irruption des dépossédés sur la scène sociale en se passant de la démocratie qui avait pourtant constitué l’une des pierres d’angle des mouvements anticoloniaux d’après-guerre. D’où la prolifération, à l’époque, des régimes militaires et des partis uniques. D’autre part, en droite ligne du fait colonial, elles ont tenté tant bien que mal de neutraliser les luttes de classe tout en intensifiant, chaque fois que cela était possible, les luttes ethniques et identitaires.
Enfin, elles ont multiplié les formes de répression extralégales, qu’elles ont miniaturisées au point d’en faire des aspects déterminants de la vie sociale et psychique. Peu à peu, les appareils répressifs de l’Etat se sont autonomisés. L’usage généralisé de la force aidant, la peur s’est généralisée et, avec elle, l’accoutumance à la violence et à la brutalité, voire, de façon épisodique, à des massacres. Contre toute opposition réelle ou supposée, il est devenu courant de déployer une violence potentiellement sanglante et presque sans limite.
Au cours du dernier quart du XXe siècle, un réaménagement des dispositifs de la dépossession est enclenché. Et d’abord, croulant sous le poids de la dette, les Etats postcoloniaux tombent sous la férule des institutions financières internationales et des marchés. Désormais, ils contrôlent à peine les instruments monétaires et budgétaires qui leur garantissaient la possibilité d’intervenir de façon décisive dans la sphère économique d’une manière susceptible de sauvegarder la fiction de l’intérêt général.
La « construction nationale » qui avait servi de fer de lance idéologique des nouveaux Etats indépendants est abandonnée. A la logique des biens publics et de l’intérêt commun se substitue progressivement le paradigme de la privatisation et de la rentabilité, les services publics devant désormais fonctionner sur la base de normes supposément importées des entreprises privées. Dès lors, les classes au pouvoir ne peuvent plus domestiquer ou coopter les mouvements de contestation, notamment par le biais du salariat. Par contre, la course vers l’inégalité est relancée et, avec elle, un nouveau cycle d’appropriation privée des ressources, de constitution des fortunes et de leur dénationalisation.
Démocratisation au point mort
Au début du XXIe siècle, l’Etat africain postcolonial ne jouit presque plus d’autonomie par rapport aux classes dominantes. Sa capture est plus ou moins accomplie. Il ne représente plus qu’un conglomérat d’intérêts privés plus ou moins disparates, animés par le double impératif de la ponction interne et de la prédation externe, notamment par le biais des industries extractives. A peu près partout, la démocratisation est au point mort.
Partout également, la répression des mouvements de contestation s’est accentuée. Truquer les élections ne relève plus du scandale et ne porte à aucune conséquence que ce soit. Les successions de père en fils se multiplient. Marginaliser le Parlement est la règle. Dans la pratique, la plupart des satrapes gouvernent par ordonnances. L’arbitraire étatique prospère sur fond d’état d’exception qui n’en est plus guère tant il s’est fait permanent. Le concept d’Etat de droit est littéralement vidé de sens. Libertés individuelles et collectives, protections juridiques fondamentales sont octroyées en fonction des niveaux de protection dont on bénéficie.
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S’il existe une région au monde où, objectivement, tout semble inviter à une transformation radicale de la société, c’est donc bel et bien l’Afrique. Des tentatives de ce genre, il y en a eu, pourtant, d’ampleurs variées. Trois, en particulier, méritent que l’on s’y attarde, tant leur coût humain fut colossal et leurs résultats contrastés. La première fut la guerre de sécession du Biafra. Elle se solda par un retentissant échec et l’une des premières crises humanitaires de l’ère postcoloniale. La deuxième fut la révolution marxiste en Ethiopie. La troisième fut le génocide des Tutsi au Rwanda. L’on peut difficilement affirmer que ces trois expériences donnèrent naissance à des sociétés entièrement neuves.
Prédation, corruption et ponctions
Dans le cas du Nigeria, le caractère fédéral de l’Etat fut accentué, mais sa nature profondément prédatrice ne fut point abolie. En Ethiopie, la liquidation de la monarchie ouvrit la voie à plusieurs décennies d’affrontements sanglants, ponctuées d’outrageantes famines, de guerres civiles à répétition, et finalement d’un démembrement relatif du pays. Trop récente pour faire l’objet d’un jugement définitif, la tentative en cours de modernisation autoritaire sur le modèle de la Chine demeure aléatoire. Cas sans doute unique sur le continent, le Rwanda a connu une décapitation plus ou moins intégrale des anciennes élites gouvernantes. Une nouvelle classe dirigeante formée par une génération nouvelle a pris le relais. Adepte du « verticalisme », elle s’efforce de mouler par le haut une population profondément altérée en sa structure.
Dans ces trois cas comme dans plusieurs autres, la guerre aura donc été le moyen privilégié par ceux qui auront voulu prendre le contrôle de l’Etat. Certaines de ces guerres auront duré longtemps. Que l’on pense, par exemple, à celles du Tchad, du Soudan du Sud ou de l’Angola, voire du Mozambique. D’autres auront débouché sur une lumpen-violence sans projet politique autre que la prédation, comme ce fut le cas en Sierra Leone, au Liberia, en Somalie ou dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). A ces conflits meurtriers sont venues s’ajouter des éruptions sanglantes, antipolitiques, presque sans but autre qu’une sorte de catharsis fantasmatique nourrie à l’aune de sacrifices humains, en général des populations civiles, à l’exemple de Boko Haram sur les pourtours du lac Tchad.
A tous égards, le modèle guerrier de transformation sociale aura donc été un échec. Le nombre d’Africains ayant perdu la vie au cours de ces conflits est de loin supérieur à celui des victimes cumulées des régimes coloniaux. La violence mise en œuvre au cours de ces luttes a débouché sur un affaiblissement significatif des capacités d’autoreproduction des sociétés que l’on prétendait transformer et à un déséquilibre accentué des rapports entre l’Etat, les formations armées et la population sans armes. Prédation, corruption et ponctions de divers ordres sont devenues le mode privilégié de gouvernement.
Prévalence du modèle guerrier
La guerre exclue, d’autres formes de mobilisations collectives ont eu lieu. Très peu auront suivi la trajectoire héritée des traditions occidentales, celles qui s’appuient sur l’existence d’une société civile et d’une structuration de la société en classes distinctes. Ici en effet, et malgré l’accroissement des inégalités et les bouleversements de divers ordres survenus au cours du dernier quart du XXe siècle, la polarisation sociale se manifeste souvent dans des formes inattendues. Sa négociation aussi.
La multiplication des communautés néopentecôtistes organisées autour de personnalités charismatiques, notamment dans les grandes agglomérations urbaines, en est un exemple. En plus d’offrir à leurs ouailles de multiples services magico-religieux, elles entretiennent chez bien des pauvres l’espoir d’un accès prochain à la richesse et cultivent un ethos individualiste tout à fait en phase avec l’idéologie néolibérale. L’autre forme de mobilisation sociale par défaut, ce sont les migrations. Mine de rien, elles constituent désormais une modalité effective de la lutte sociale.
Deux facteurs en particulier expliquent l’absence de véritable révolution sociale et la prévalence du modèle guerrier, coûteux en vies humaines et finalement destructeur à la fois des infrastructures de la survie et du capital social.
Le premier a trait à la structuration en classe des élites africaines postcoloniales. Tout s’est en effet joué au lendemain de la deuxième guerre mondiale, lorsque les puissances coloniales ont senti le vent tourner et se sont engagées, vaille que vaille, à transférer le pouvoir à ceux des « évolués » susceptibles de mieux ménager leurs intérêts. Aujourd’hui, les élites au pouvoir dans la plupart des Etats africains sont les descendants plus ou moins directs de ces générations soit de la colonisation, soit de l’immédiate après-colonisation.
Celles-ci ont su mettre à profit leurs positions et leurs avoirs dans le but de bâtir des patrimoines et consolider leur mainmise sur l’Etat. Davantage encore, elles se sont transnationalisées. La profondeur d’enracinement de ces élites au sein de leur société est telle qu’elles sont parvenues à clientéliser des pans entiers de leurs communautés. Les chaînes de dépendance sont dès lors étendues, et pour les dépossédés, le poids de la dette sociale peut être lourd à porter. Rompre coûte très cher, pour des gains généralement aléatoires.
L’opium identitaire
Là où il a le mieux réussi, le projet des élites au pouvoir a toujours été multiethnique, celui d’une classe sociale consciente de ses intérêts et étroitement connectée à des réseaux internationaux. Mais pour asseoir son hégémonie, cette classe sociale n’a pas hésité à manipuler la conscience ethnique. C’est en effet par ces canaux et ceux de la parentèle que se constituent les chaînes de dépendance et de la redistribution. Ce faisant, cette classe s’est servi de l’opium identitaire pour diviser les catégories subalternes de la société, rendant ainsi difficile leurs émergence et coalition en tant que classe sociale distincte. Tant que cette division de la société entre une élite structurée en classe sociale intégrale et un peuple nourri aux fantasmes de la politique identitaire persiste, les chances d’une révolution sociale radicale seront maigres.
La faiblesse des mouvements sociaux et le caractère fragmentaire des mobilisations protestataires ne s’expliquent pas seulement par l’économie politique de la survie dans le contexte contemporain. En dépit des taux d’urbanisation accélérés, très peu de pays africains ont fait l’expérience de ruptures décisives entre le monde rural et le monde urbain. Les campagnes et leur arsenal idéologique (la sorcellerie, la domination des aînés sociaux sur les cadets sociaux, la sujétion des femmes au principe mâle) continuent de peser d’un poids déterminant non seulement sur les villes auxquelles elles offrent les soupapes de sécurité dont elles ont besoin. Elles détiennent aussi les clés de tout projet de transformation politique sur le long terme.
Dans les villes, le gros de l’énergie sociale est dépensé dans la course pour la petite propriété (un lopin de terre, une maison, un moyen de locomotion). Les grandes luttes en cours ont pour but l’insertion dans les circuits d’appropriation, qu’ils soient étatiques ou privés. Or ces circuits reposent fondamentalement sur la démocratisation de la ponction. Face à la pauvreté, au chômage de masse, à l’absence de services publics, la ponction opère selon un modèle pyramidal. Les « grands » puisent dans le trésor public tandis que les « petits » se servent sur d’autres plus « petits » qu’eux. Elle s’effectue par ailleurs le long d’une interminable chaîne d’intermédiaires, chacun retenant, à son niveau et comme à la source, une partie des recettes générées par la privatisation des services publics.
Du coup, à peu près tout le monde est impliqué et compromis à son niveau et chacun doit une dette à quelqu’un d’autre. Cette structuration à la fois amorphe et gélatineuse de la dette sociale empêche les ruptures et favorise l’inertie. Relancer le potentiel de mobilisation protestataire en Afrique et, éventuellement, réactiver les possibilités d’une transformation révolutionnaire exige que ces nœuds soient tranchés.
Ossification et enkystement des régimes
Mais la véritable transformation historique des sociétés africaines tant sur le plan politique, économique que culturel passera par la conquête du droit illimité de circulation. L’une des conséquences les plus néfastes de l’ossification des régimes africains postcoloniaux et de leur enkystement est la pénalisation de la circulation et des déplacements tant au sein des ensembles nationaux que sur l’ensemble du continent. Les riches n’aspirent pas seulement à faire sécession. Ils cherchent également à garder pour eux seuls le privilège de l’autonomie de déplacement et de la mobilité. D’où non seulement la systématisation des rackets, mais aussi la récurrence des contrôles et la multiplication des autres formes de blocage. En accaparant les rentes de la mobilité et de la circulation, ils cherchent à creuser davantage les tensions immanentes aux groupes sociaux qui subissent de plein fouet le déclassement en cours.
Enfin, les luttes pour les droits politiques fondamentaux ne suffiront sans doute pas. A un moment ou à un autre, les subalternes devront s’attaquer frontalement à la violence d’Etat. Sous quelle forme ? Telle est la question.
*Chronique précédemment parue dans Le Monde Afrique