Chroniqueur grinçant et révolté de son époque, Fo’o Sokoudjou, 85 ans, n’a rien perdu de sa verve. Portrait d’un chef traditionnel haut en couleur.
Il s’est taillé une réputation de trublion et ne manque jamais une occasion de ruer dans les brancards. Majestueux du haut de ses deux mètres, Jean Rameau Sokoudjou Tchendjou II, doyen des chefs traditionnels au Cameroun, porte ses colères et sa liberté de ton sur les plateaux de télévision et sur les réseaux sociaux. D’une voix de stentor qui ne trahit pas ses 85 années, se jouant délicieusement des règles de grammaire et de syntaxe, le chef supérieur des Bamendjou (Ouest) s’impose en chroniqueur grinçant et révolté d’un Cameroun « malade, gangréné par la corruption, l’injustice et la tricherie ».
Conservateur
Lui en veut d’abord à ses pairs, les chefs traditionnels, « des traîtres qui ont dévoyé la fonction ». Ils ont fait leur entrée au Sénat en 2018 et, tout récemment, parmi les conseillers régionaux – vingt ont obtenu des postes à l’issue des élections locales du 6 décembre dernier. « Une hérésie », fulmine le très conservateur Fo’o Sokoudjou, qui dénonce « un scandaleux mélange des genres ».
« La tradition exige qu’ils accèdent au trône dans le cadre d’une succession familiale. Mais plus des trois quarts sont aujourd’hui nommés. Si au moins ils avaient été choisis pour leurs compétences », persifle-t-il. À l’en croire, les chefs traditionnels se sont laissés piéger par le pouvoir. En jouant le jeu du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) du président Paul Biya, ils ont perdu toute crédibilité.
Lui-même n’a pas présenté sa candidature aux élections régionales. Il explique d’ailleurs rêver de libérer les chefferies de l’emprise des politiques. Fils de la cinquantième épouse de Fo Tchindeu, issu d’une fratrie de 185 enfants, il ignore pourquoi il a été désigné roi en 1953 (tout juste lui a-t-on rapporté qu’il avait été « un bébé charismatique, né au terme d’une grossesse de treize mois »). Époux de 36 femmes et père d’une nombreuse progéniture – 360 enfants, qu’il dit « connaître grâce à [leurs] mères » et se vante d’avoir aidé à figurer dans l’élite du pays –, Fo’o Sokoudjou veut replacer les traditions au centre de la vie des Camerounais.
En attendant, il ne retient pas ses coups. « Je n’ai pas consacré ma vie à la libération de mes concitoyens pour qu’aucun d’eux n’en bénéficie six décennies plus tard », peste-t-il, appelant à un renouvellement pacifique de la classe dirigeante. Premier visé, Paul Biya, « qui a abandonné le peuple » et a disparu de l’espace public alors que, à son arrivée au palais d’Etoudi au début des années 1980, il appréciait tant les bains de foule. « Plus rien ne semble l’émouvoir », regrette Fo’o Sokoudjou. Il en veut pour preuve la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest anglophones – « un vrai crève-cœur, soupire le patriarche, un gâchis impardonnable ».
Lui l’avait « pressentie » dès 2008, et avait suggéré des pistes pour éviter que la situation ne se dégrade. Soumis au président camerounais, son rapport est resté lettre morte. En conçoit-il de l’amertume ? Cela fait peu de doute. Jean Rameau Sokoudjou est d’ailleurs convaincu qu’aucune des solutions préconisées par le gouvernement ne permettra de régler le conflit. Le Grand dialogue de 2019, affirme-t-il, a été organisé à la hâte, sans concertation avec les principaux intéressés, le statut spécial accordé à ces deux régions consacre la séparation d’avec le reste du pays et la cellule de médiateurs chargés de faire remonter les doléances des populations a tout d’un « gadget ».
Un maître-chanteur dont les prises de parole ne visent qu’à rançonner le gouvernement
Ses détracteurs goûtent peu les sorties acides du souverain Bamendjou. Ce dernier « n’est qu’un maître-chanteur dont les prises de parole et de position prétendument antisystème ne visent qu’à rançonner le gouvernement », lâchent-ils sous le couvert de l’anonymat. Une accusation que l’intéressé balaie d’un revers de la main: « Nul ne peut m’acheter ! » Pas sûr qu’il en ait besoin. Jean Rameau Sokoudjou croule sous les cadeaux de ses administrés. « Je les accepte dès lors que cela n’implique pas de compromission », précise l’agriculteur, qui sillonne les routes au volant d’un Hummer H3 offert par l’un de ses sujets, salarié d’Oasis Motors. Vertement rappelé à l’ordre par le préfet des Hauts-Plateaux pour avoir organisé une réunion politique non autorisée en août dernier, il a encore récemment reçu une Land Cruiser de luxe des mains d’un homme d’affaires qui souhaitait le consoler…
En résidence surveillée
Cette réunion, Fo’o Sokoudjou dément l’avoir organisée sans en avoir informé les autorités, lui qui critique aussi bien le président que ses adversaires. « Depuis les luttes d’indépendance, les oppositions ne sont jamais parvenues à s’entendre. Les Camerounais se sont toujours trahis mutuellement, oubliant que la politique est un jeu d’équipe qui exige que l’on conjugue les forces », analyse-t-il. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. En 1954, sympathisant de l’Union des populations du Cameroun (UPC), il fréquente Ruben Um Nyobè, Ernest Ouandié, Félix Moumié… Et les protège quand ils sont recherchés par l’armée française. Cela lui vaudra une mise en résidence surveillée entre 1957 et 1959, puis des emprisonnements dans les geôles les plus sinistres du pays, dont celles de Doumé et de Yoko.
En son absence, l’armée française occupe son palais et en fait son QG. « Elle a tenté de me destituer, avant de battre en retraite face à la résistance de la population », confie le Fo’o. Pour lui, cette période est surtout synonyme d’atrocités. « Mes femmes étaient violées devant moi. » L’homme évoque aussi ses 62 compagnons d’infortune, jetés pieds et poings liés dans les chutes de la Metché, près de Bafoussam. « Certains voudraient y voir une légende. Je l’ai vécu. Je suis l’un des rescapés de ce qu’il faut bien appeler un génocide des Bamilékés. » Il jure détenir une liste de personnes exécutées sommairement, sans jugement. « Des familles ont été décimées par cette barbarie, d’autres n’ont jamais su dans quelles circonstances les leurs avaient pu disparaître. Quand ceux qui nous gouvernent voudront savoir ce qui s’est passé, je leur livrerai mes vérités. »
Baptisé roi rebelle, maquisard, contestataire ou hors-la-loi selon qu’il irrite ou attendrit, l’homme se sait peu écouté, mais reçoit sans discontinuer les politiques de tout bord et les membres de la société civile. Il a toutefois conscience que le temps presse et a déjà en partie consigné ces fameuses vérités qu’il brûle de livrer dans un livre d’entretiens qu’il prépare avec le journaliste Jean-Bruno Tagne.
Le tribalisme n’est pas une fatalité
Avant de conclure, il explique redouter les « fléaux artificiels » instrumentalisés par les hommes politiques. Le tribalisme n’existe pas au Cameroun, insiste-il, répétant à l’envi son histoire personnelle. Au milieu des années 1940, il est envoyé à l’école loin de chez lui, à Yaoundé. Un jour, pris par le mal du pays, il décide de revenir dans sa famille. Pour cela, pense-t-il, il lui suffit d’abord de rallier Douala à pied en longeant la voie de chemin de fer. Mais il s’égare. Alors qu’il erre dans un village aux abords de la capitale, il est recueilli par une famille ewondo, celle de Simon Atangana, qui l’héberge pendant huit longues années sans se préoccuper de ses origines. Né Sokoudjou, il est baptisé Esso dans ce village dont il maîtrise la langue. Également désigné successeur de son père adoptif, Sokoudjou-Esso s’enorgueillit d’être chef dans deux tribus distinctes, à Bamendjou, en pays bamiléké, et à Bikok, en terre beti. Deux tribus que certains voudraient à tout prix opposer aujourd’hui.