Dans un article paru dans son numéro du 1er mars 2020, le magazine panafricain Jeune Afrique relève les tensions qui existeraient entre le ministre des Finances Camerounais Louis Paul Motaze, et le secrétaire général de la présidence Ferdinand Ngoh Ngoh, pour « pour des positions de rente et d’influence ».
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À l’ombre d’un Paul Biya plus sphinx que jamais, et alors que les relations entre Yaoundé et Paris se sont brusquement tendues, le ministre des Finances, Louis Paul Motaze, et le secrétaire général de la présidence, Ferdinand Ngoh Ngoh, s’affrontent pour des positions de rente et d’influence.
Quelques semaines avant son arrestation, le 6 mars 2019, Alain Edgar Mébé Ngo’o avait reçu un carton d’invitation pour le soixantième anniversaire du ministre des Finances, Louis Paul Motaze. Il était recommandé aux convives, tous triés sur le volet, de se présenter en tenue de ville blanche. Convaincu qu’un complot se tramait contre lui, l’ancien ministre (de la Défense, puis des Transports) n’a pas répondu à l’invitation. Dans la ville, le bruit de ses ennuis judiciaires courait, et nul mieux que lui savait qu’il n’y aurait trouvé que des sourires hypocrites.
Accusé de détournement de fonds publics et de corruption, Mébé Ngo’o est détenu à la prison centrale de Yaoundé depuis bientôt un an. Aujourd’hui encore, cet homme qui fut l’enfant gâté du régime demeure convaincu que le chef de l’État n’avait pas été informé de son embastillement et que sa chute a été orchestrée par ses rivaux. Il faut dire que, au-delà même du fond du dossier, sur lequel la justice aura à trancher, l’hypothèse est plausible : Paul Biya, 87 ans, paraît avoir pris tant de recul que chacun pense pouvoir en tirer parti et semble avoir concédé à certains de ses proches une telle influence que plus personne ne sait aujourd’hui à qui attribuer la paternité des décisions annoncées depuis le Palais. Autrement dit, l’atmosphère de fin de règne qui flotte sur Yaoundé est propice à toutes les intrigues. Elle alimente, à tort et bien souvent à raison, paranoïas et ambitions.
Bien sûr, aucun des protagonistes de cette guerre des clans ne l’admettra, mais il fait peu de doute que chacun cherche à se maintenir le plus longtemps possible dans une position de puissance et d’influence en vue de la succession à laquelle tous pensent, au regard de l’âge du capitaine. Et, pour l’instant, c’est Ferdinand Ngoh Ngoh qui a l’avantage. En tant que secrétaire général de la présidence, il dispose d’une délégation de signature du chef de l’État, ce qui lui permet d’agir sur « hautes instructions ». Il jouit d’un supplément de puissance et d’influence en raison de sa proximité jamais démentie avec la première dame, Chantal Biya. Lors du remaniement de janvier 2019, celle-ci l’a d’ailleurs « sauvé » d’une relégation au gouvernement. Ce retournement de dernière minute leur a permis de repousser la tentative d’intrusion au sein de la présidence de l’ennemi Louis Paul Motaze.
Tout-puissant ministre des Finances, ce neveu de feu Jeanne-Irène Biya, pratiquement élevé par le couple, est lui aussi régulièrement cité comme un prétendant au pouvoir. Ex-ministre de l’Économie, maître d’oeuvre des grands travaux d’infrastructures, Motaze a perdu des points face à son adversaire quand le pilotage des chantiers de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) a été confié à une cellule logée à la présidence et cornaquée par Ngoh Ngoh 1000 milliards de F CFA (1,5 milliard d’euros) d’investissement tout de même. Mais le vent a paru tourner en sa faveur quand, à la fin de novembre 2018, prenant acte des retards, la Confédération africaine de football a retiré au Cameroun l’organisation de la CAN 2019. Depuis, les deux hommes se renvoient la responsabilité du fiasco, et, comme souvent en pareille circonstance, le président a décidé de ne pas trancher. Il a maintenu Motaze aux Finances et renforcé Ngoh Ngoh avec un titre de ministre d’État.
À Yaoundé, les intrigues de palais sont devenues si nombreuses qu’elles ont fait naître le doute. Comment, autrement, comprendre la teneur du courrier que Makonnen Asmaron, le patron du groupe Piccini, a adressé au début de février à Paul Biya ? Deux mois plus tôt, le secrétaire général de la présidence avait demandé au ministre des Sports, Narcisse Mouelle Kombi, de résilier unilatéralement le contrat de construction du nouveau stade de Yaoundé attribué à l’entreprise italienne. « Je souhaiterais que vous ayez l’obligeance de m’indiquer si ces actes ont été posés en accord avec la présidence ou non », écrit Makonnen Asmaron au chef de l’État camerounais, ajoutant que ses collaborateurs ont été « pris en otages » et son matériel réquisitionné.
Humiliation
Peut-on tout se permettre lorsque l’on est dans les bonnes grâces de l’un de ces clans qui gravitent autour de Paul Biya ? La question mérite d’être posée, et Louis Paul Motaze lui-même en conviendra. Proche des milieux d’affaires, le ministre des Finances soigne ses relations avec les patrons. Lorsque la loi de finance 2019 instaure le prélèvement de la TVA sur l’assurance-vie et que les professionnels du secteur s’insurgent, demandant au gouvernement de renoncer, Motaze organise une réunion à laquelle le directeur général des Impôts, Modeste Mopa Fatoing, est logiquement convié. L’homme est réputé proche du secrétaire général de la présidence. Est-ce pour cela qu’il s’est senti libre de ne pas répondre à l’invitation ? Les assureurs l’ont en tout cas attendu deux heures durant. Motaze, qui est son ministre de tutelle, l’a lui-même plusieurs fois appelé, mais rien n’y a fait. Un participant raconte être reparti avec le sentiment d’avoir été d’autant plus humilié que l’absent ne s’est pas excusé. Et de conclure: « De toute façon, au moins deux des directeurs généraux du ministère prennent directement leurs ordres à la présidence. » En mai 2019, Motaze finira par ordonner la suspension pure et simple des « mesures de redressement fiscal engagées » sur les compagnies d’assurance-vie.
Dans cette guerre sans fin, un autre épisode mérite d’être raconté. Nous sommes cette fois-ci en janvier 2020. Puisqu’un contentieux oppose l’administration fiscale aux Brasseries du Cameroun (SABC), Ngoh Ngoh tente une conciliation entre Modeste Mopa Fatoing et Emmanuel de Tailly, le directeur général de l’entreprise. En revanche, personne n’a pensé à convier Motaze, toujours ministre de tutelle… Paul Biya a-t-il souhaité jouer l’apaisement et faire un geste en direction du premier contribuable non pétrolier du pays? Le 26 février, il a missionné à Douala Grégoire Owona, son ministre du Travail, pour épingler une médaille sur la poitrine de Tailly lors de l’inauguration d’une unité de production de l’entreprise brassicole.
Les querelles sont parfois si vives qu’elles peuvent se déporter devant les tribunaux. Ainsi de la bataille pour le contrôle du terminal à conteneurs du Port autonome de Douala (PAD). Exclu de l’appel d’offres portant renouvellement du contrat de concession du terminal, le groupement APMT-Bolloré a saisi le tribunal administratif de Douala, le 12 juillet 2019, d’une « requête aux fins de recours pour excès de pouvoir tendant à annuler la décision d’exclusion ». Il a depuis obtenu gain de cause devant toutes les juridictions saisies ! Un revers pour le PAD, dirigé par Cyrus Ngo’o, qui agissait sur instructions directes de Ferdinand Ngoh Ngoh. Il faut dire que le parquet prenait, lui, ses ordres auprès d’un autre baron du régime, le puissant et inamovible ministre de la Justice, Laurent Esso, qui a fait preuve d’une remarquable et fort opportune indépendance dans ce dossier. Néanmoins, cela n’aurait sans doute pas suffi à empêcher l’attribution de l’infrastructure portuaire à TIL, un adjudicataire provisoire en partie détenu par de mystérieux actionnaires camerounais. Et c’est à la suite d’une visite du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, que Paul Biya a fini par ordonner l’annulation de tout le processus.
Bras de fer
Terminons par ce conflit au sommet de l’État qui implique le Premier ministre. Un bras de fer opposait Joseph Dion Ngute au secrétaire général de la présidence à propos de la nomination des directeurs généraux des entreprises publiques. Le chef du gouvernement a demandé que les ministères de tutelle lui fassent parvenir des propositions en vue du remplacement de ceux dont le mandat (d’une durée maximale de neuf ans) arrivait à son terme. Mais Ngoh Ngoh s’est empressé de lui rappeler que la nomination des directeurs généraux relevait de la compétence exclusive du président de la République. Sauf qu’à Yaoundé l’on sait que de nombreux promus à la tête des directions générales et à la présidence de conseils d’administration portent la marque de ce proche collaborateur plutôt que celle du chef de l’exécutif. Ferdinand Ngoh Ngoh a placé bon nombre de cadres, comme Louis Georges Njipendi, le directeur général de Camair-Co, Victor Mbemi Nyaknga (Société nationale de transport d’électricité), Bertrand Pierre Soumbou Angoula (École nationale d’administration et de magistrature), Antoine Félix Samba (inspecteur général des services administratifs et budgétaires), Joseph Ngoh (Agence de régulation des marchés publics) ou encore Jean-Paul Simo Njonou, ex-conseiller économique à la présidence (Société nationale de raffinage). Face à plus puissant que lui, Dion Ngute a dû battre en retraite. Dans cette arène ne survivent que ceux qui ont un sens aigu des rapports de force.