Faisant suite au rapport intitulé « Ruinous Rubber », publié l’an dernier et qui mettait en évidence les effets dévastateurs d’une déforestation accrue due à l’agriculture industrielle dans le Bassin du Congo, Greenpeace Afrique a publié le 25 novembre, un rapport faisant état de violations des droits de l’Homme à l’encontre des communautés autochtones Baka dans le sud Cameroun.
Ce rapport démontre comment les opérations menées par Sudcam (une filiale du géant du caoutchouc Halcyon Agri basé à Singapour) a entraîné la destruction de l’un des camps du peuple Baka et restreint l’accès à leur espace agricole, de pêche et de chasse, étouffant au passage leurs langue et culture.
« Notre rapport met à nu une dure réalité : les promesses creuses de développement faites par la multinationale et les élites locales sont un désastre pour les populations indigènes. La destruction des forêts par Sudcam est à l’origine de migrations involontaires et de la destruction des logements, lieux sacrés et cimetières. Greenpeace Afrique et son partenaire local Appui à l’Autopromotion et l’Insertion des Femmes, des Jeunes et des Désœuvrés (Apifed) ont effectué des missions de terrain dans trois villages Baka. Nous y avons découvert des camps détruits, des lieux sacrés et cimetières transformés en zones restreintes, et des communautés qui ont perdu leurs moyens de subsistance. Halcyon Agri et sa filiale Sudcam doivent dédommager les populations Baka, rendre les forêts qui n’ont pas encore été détruites et respecter les droits coutumiers des populations indigènes, tel que prévu par la Loi camerounaise. Ils doivent également rendre publique l’identité de 20 % de leurs actionnaires. Les Camerounais ont le droit de savoir qui bénéficie de la destruction de leur forêt et de cette violation des droits de l’Homme », peut-on lire dans le rapport du Dr Che Thöner, responsable de la campagne Forêt chez Greenpeace Afrique.
Entre 2011 et fin 2018, Sudcam a dévasté une forêt tropicale dont la superficie est égale à celle de Paris, libérant ainsi le volume de CO2 que peuvent émettre 60 000 wagons de charbon brûlés. L’exode rural causé par Halcyon Agri a intensifié le braconnage des espèces menacées près de la réserve du Dja (classée patrimoine de l’UNESCO). Greenpeace Afrique et Apifed prônent un modèle de développement piloté par les populations, après l’échec du développement orienté vers les entreprises.
« Les populations indigènes ne sont pas faibles. Elles ont été affaiblies par une entreprise irresponsable, avec l’appui des élites locales qui en sont actionnaires », a déclaré le Dr Che Thöner. « En effet, reconnaître les droits des populations de la forêt est la meilleure solution pour préserver la forêt et contrer les changements climatiques de même que les menaces de disparition de certaines espèces », conclut Dr Che Thöner.
Entre 2008 et 2015, le gouvernement camerounais a octroyé plus de 75 000 hectares de forêt tropicale dense à Sudcam pour la création d’une plantation de caoutchouc dans la région du Sud. Il est à noter que ces terres ne se trouvent qu’à sept kilomètres du village de Mvomeka’a, où se trouve la résidence et complexe de sécurité avec piste d’atterrissage du chef d’État camerounais, Paul Biya. Or, en 2015, des chercheurs du Centre de Recherche Forestière Internationale (CIFOR) ont indiqué dans un rapport qu’un « membre influent » de l’élite politique camerounaise détiendrait 20 % des parts de la société.
Plus de 30 communautés, dont les communautés autochtones Baka, vivent au sein et aux abords du site sur lequel s’est installé Sudcam, dont la concession empiète très largement sur leurs terres coutumières. Une cartographie participative montre pourtant que ces populations dépendent de la forêt présente dans cette zone pour de nombreuses activités, notamment l’agriculture, la pêche, la cueillette et la chasse. La plantation de caoutchouc a donc des conséquences majeures sur les moyens de subsistance et les droits de ces communautés locales.
Qui détient Sudcam ?
Selon Greenpeace, Sudcam est détenue à 80 % par la Société de Développement du Caoutchouc Camerounais, SA (SDCC), propriété du fabricant singapourien de caoutchouc Halcyon Agri Corporation Limited (Halcyon Agri) depuis 2016.
Après l’acquisition du négociant en caoutchouc britannique, Corrie MacColl Trading Limited début 2018, Halcyon Agri a modifié le nom de sa nouvelle filiale pour la baptiser Corrie MacColl Limited et lui a transféré la propriété et la gestion de l’ensemble de ses activités « hors pneumatiques » et « pneumatiques de spécialité », y compris ses plantations camerounaises.
Les 20 % restants de Sudcam sont détenus par la Société de Production de Palmiers et d’Hévéa, SA (SPPH), une entreprise privée camerounaise. Or, dans une étude de 2015, des chercheurs du CIFOR indiquent : « d’après un représentant local du ministère de l’Environnement, la société en question serait détenue par la famille du Président », tout en précisant : « cependant, la seule information officielle que nous ayons pu obtenir à cet égard est qu’un membre influent de l’élite politique camerounaise, dont l’identité reste inconnue, détiendrait 20 % du capital de Sudcam. Il est donc probable que l’actionnaire camerounais ait influencé l’octroi de la concession provisoire située à proximité d’un site classé au patrimoine mondial sans tenir compte de la désignation des terres en vigueur ni des lois les régissant. »
Dans un e-mail de septembre 2018, Robert Meyer, DG de Corrie MacColl, déclarait ne pas savoir si Sudcam a « des liens au gouvernement », avant d’ajouter, dans une réponse ultérieure, qu’il ne connaissait pas non plus le numéro d’immatriculation de SPPH au registre du commerce camerounais.
Le Cameroun a signé plusieurs instruments internationaux contraignants visant à faire respecter et à protéger les droits des peuples autochtones, y compris leurs droits à posséder, occuper, gérer et utiliser leurs territoires. En 2007, le pays a également voté en faveur de l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Or, ces instruments prévoient qu’en cas de dépossession de leurs terres sous la contrainte, les populations indigènes ont droit à réparation, par le biais, notamment, de la restitution de ces terres ou, lorsque cela n’est pas possible, d’une indemnisation sous forme de terres équivalentes par leur qualité et leur étendue.
Pourtant, indique Greenpeace, en dépit de ces règles internationales, les populations autochtones du pays continuent de souffrir de discrimination massive et d’être dépossédées de leurs terres et de leurs ressources naturelles. L’absence d’une reconnaissance adéquate des caractéristiques socioculturelles spécifiques aux peuples indigènes par le gouvernement camerounais empêche tout progrès en la matière, au même titre que l’absence d’une reconnaissance juridique des droits fonciers coutumiers des communautés autochtones et locales. Ainsi des forêts traditionnellement occupées et entretenues par les peuples autochtones ont-elles été attribuées par le gouvernement camerounais pour la création de zones protégées, de concessions forestières ou minières et de plantations à grande échelle.
Par ailleurs, le droit camerounais ne reconnaissant que partiellement les droits fonciers des peuples indigènes, les concessions de cette nature sont généralement octroyées sans consultation des communautés concernées, ni obtention de leur consentement libre, informé et préalable et sans le moindre versement de compensation en contrepartie. Enfin, nombre de témoignages font état de violations des droits de l’Homme, de punitions arbitraires, de destructions de maisons, de camps et de propriétés personnelles, ainsi que d’actes de torture perpétrés par les éco gardes à l’encontre des peuples autochtones.
Indemnisations en trompe-l’œil
Selon Greenpeace ni le gouvernement camerounais ni la société Sudcam n’ont indemnisé de manière juste et équitable les Baka de Bitye et d’Edjom pour les terres et les ressources dont ils ont été expropriés ou privés sans leur consentement au profit de la concession de Sudcam.
D’après les Baka de Bitye, seuls deux des membres de leur communauté ont été indemnisés. Le droit camerounais établit en effet que les indemnisations ne s’appliquent qu’aux terres dont l’utilisation à des fins productives, telles que les cultures, a été prouvée, et non aux terres coutumières non enregistrées. Cela signifie que la perte des ressources forestières des peuples autochtones, qui utilisent ces dernières de manière durable sans détruire ni développer le milieu naturel, ou y laisser leur empreinte, n’est en règle générale jamais indemnisée. Un des deux bénéficiaires dit n’avoir reçu que 800 000 FCFA de la part de Sudcam en guise de compensation pour la perte de cacaoyers sur une parcelle d’un peu moins d’un hectare. Or, on sait qu’une plantation de cacaoyers d’une surface comparable est en mesure de générer des bénéfices de plus de 15 000 € pendant la durée de son cycle de vie.
Aussi, malgré les promesses de « développement », différents témoignages indiquent que les Baka n’ont tiré que très peu de bénéfices, voire aucun, de la plantation qui a détruit leur forêt et les a dépossédés de leurs terres. De nombreux enfants Baka ne sont pas scolarisés et presque aucun membre de la communauté n’a été embauché par Sudcam. « Je ne vois pas en quoi elle nous est utile depuis son arrivée en 2012. À part un peu de nourriture et de boissons pour les enfants, un bien maigre geste, selon moi, Sudcam ne nous apporte rien du tout », explique l’un des leurs.
Cette expropriation a été rendue possible grâce à un contexte de discrimination et de marginalisation structurelle des peuples autochtones ainsi qu’à un manque de reconnaissance des terres coutumières et des droits d’utilisation des sols au Cameroun. Les Baka étant expulsés de leurs terres traditionnelles, interdites d’accès à leurs forêts et forcées de recourir à l’agriculture sur des terres voisines situées autour des villages Bantous pour gagner leur vie, la pression sur les ressources terrestres restantes se fait de plus en plus forte. Une situation dont les Baka sortent une nouvelle fois perdants, puisque l’agriculture n’étant pas leur moyen de substance traditionnel, ils ne disposent pas de suffisamment de terres agricoles.