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« Comment fabrique-t-on des Suzanne Kala Lobe ? Car le Cameroun en a grand besoin », Jean-Pierre Bekolo

« À tous ceux qui lui rendent déjà un vibrant hommage et qui continueront à le faire, parce qu’elle va beaucoup manquer au Cameroun, il est important de savoir comment on fabrique des Suzanne Kala Lobe, car le Cameroun en a grand besoin ».

JP Bekolo et Suzanne Kala Lobe - Illustration By OLBIF/Lebledparle.com
JP Bekolo et Suzanne Kala Lobe - Illustration By OLBIF/Lebledparle.com

Jean-Pierre Bekolo est un réalisateur avant-gardiste et militant socioculturel camerounais dont l’œuvre imaginative tente d’inverser les stéréotypes sur l’Afrique et le cinéma Africain. Il n’est pas insensible à la mort de l’éminente journaliste camerounaise Suzanne Kala Lobe qui s’est éteinte le 1er aout dernier à Douala à l’âge 71 ans. Selon Jean-Pierre Bekolo, le nom « Suzanne Kala Lobe » désormais gravé dans les mémoires, représente un cas unique au Cameroun, tant par son parcours que par ses engagements.

Le physicien et producteur audiovisuel a rendu un vibrant hommage à la femme qui avait choisi, le journalisme comme son père Iwiye Kala Lobe fondateur de Présence Africaine avec Alioune Diop organisateur du fameux congrès des artistes et intellectuels noirs de La Sorbonne.

Lebledparle.com vous propose ci-dessous l’intégralité de la sortie de Jean-Pierre Bekolo, un hommage à Suzanne Kala Lobe :

« LA CLASSE DE SUZANNE KALA LOBE

Qui parmi ceux qui ont vu Suzanne Kala Lobe à la télévision, l’ont écoutée à la radio, l’ont rencontrée dans les bureaux ou ont participé avec elle à des réunions, conférences, ou même dans les taxis et les restaurants de Douala, peut vous dire quelle a été sa formation ? En d’autres termes, pour les Camerounais, Suzanne Kala Lobe était une extraterrestre. Même en leur expliquant, les Camerounais ne comprendraient pas comment on devient une Suzanne Kala Lobe.

À tous ceux qui lui rendent déjà un vibrant hommage et qui continueront à le faire, parce qu’elle va beaucoup manquer au Cameroun, il est important de savoir comment on fabrique des Suzanne Kala Lobe, car le Cameroun en a grand besoin. Sa formation, elle la doit à une époque bien française car ayant quitté le Cameroun quelques années seulement après l’indépendance alors qu’elle n’avait que 10 ans, elle va se retrouver en France.

Elle termine ses études secondaires en pleins mouvements alors que se déclenche les grèves de mai 1968. Elle va étudier à l’université de Paris La Sorbonne Nouvelle créé après la dissolution de l’université de Paris suite à ces mouvements, une époque dont beaucoup de Camerounais qui l’ont côtoyée ou à qui elle s’adressait n’ont aucune connaissance. De surcroît elle étudie la linguistique.

Pour résumer brièvement pour les camerounais, Mai 68 en France il faut dire que ce fut une période de grande agitation sociale et politique. Ce mouvement, qui commença par des manifestations étudiantes, s’étendit rapidement à une grève générale, paralysant le pays. Les étudiants protestaient contre les conditions d’enseignement et la répression policière, tandis que les travailleurs demandaient de meilleures conditions de travail.

Les slogans emblématiques incluaient « Il est interdit d’interdire » et « Sous les pavés, la plage ». Les mouvements étudiants marxistes furent centraux durant Mai 68 en France. Inspirés par Marx et autres révolutionnaires, des groupes comme l’Union des Étudiants Communistes et la Jeunesse Communiste Révolutionnaire organisèrent des manifestations et occupations universitaires, critiquant le capitalisme et les structures autoritaires. Ils encouragèrent les ouvriers à se joindre aux grèves, créant une alliance étudiants-travailleurs. Il ne faut pas oublier les étudiants africains et camerounais avec la FEANF et l’UNEK qui malgré les indépendances sont toujours présents.

De plus, Suzanne Kala Lobe choisit le journalisme comme son père Iwiye Kala Lobe fondateur de Présence Africaine avec Alioune Diop organisateur du fameux congrès des artistes et intellectuels noirs de La Sorbonne qui a réuni à la veille des indépendances les grands noms du monde noir tels que we Frantz Fanon, Aime Césaire, Léopold Sedar Senghor, Richard Wright, James Baldwin etc. alors que Suzanne Kala Lobe avait trois ans. Si l’on ne considère que ces deux univers, on peut aisément comprendre les mondes qui séparaient Suzanne Kala Lobe des Camerounais tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Parce qu’elle a étudié la linguistique, Suzanne Kala Lobe me fait penser à un autre linguiste connu pour ses critiques virulentes contre les USA Noam Chomsky reconnu comme le père de la linguistique moderne grâce à ses travaux révolutionnaires en syntaxe et en grammaire générative. Il y a quoi dans la linguistique comme ça?

Si quelqu’un savait bien qu’elle n’était pas une Camerounaise de base, peu importe les diplômes ou les postes, c’était bien Suzanne Kala Lobe. Et cette rencontre rugueuse avec une société qui n’était pas à la hauteur des idéaux qui l’ont façonnée est ce qu’on a connu de Suzanne Kala Lobe. Suzanne est une intellectuelle bourgeoise camerounaise et africaine qui a été formatée par des valeurs de la gauche marxiste française. Elle a produit par son vécu quotidien au Cameroun une classe sociale et culturelle qui n’avait rien à voir avec le reste des camerounais . Oui, la vie de Suzanne Kala Lobe au Cameroun pose un problème de classe que les Camerounais se refusent à affronter. Il y a Camerounais et Camerounais, ou plutôt il y avait Suzanne Kala Lobe et les Camerounais.

Entre l’élite politique et administrative corrompue, issue d’un modèle colonial, à qui l’on apprend à se comporter comme des « chefs de terre » dans le style du « Le vieux nègre et la médaille » revisitée, et qui sont devenus cette bourgeoisie camerounaise en cravate avec le protocole qui va avec, et les nouveaux riches-villageois sans rien dans la tête qui aiment ce Cameroun où tout s’achète, devenant ainsi les organisateurs de la corruption, Suzanne Kala Lobe leur opposait sa classe. Sa critique de ce qu’elle voyait et qui était affreux à ses yeux. Sa tête de femme noire, bien faite, aux cheveux crépus, ébouriffés et grisonnants, leur crachait une culture générale sans pareil au Cameroun, celle de quelqu’un qui avait tout lu ou presque.

Suzanne Kala Lobe n’avait pas le temps, ou n’avait leur temps… comme on dit au Cameroun, pour dire qu’elle n’en avait rien à foutre. Elle n’avait pas le temps pour tout ce qui constitue le Cameroun et que l’on peut résumer en un mot : « le maquillage ». Un pays où tout est une affaire de cosmétique, et donc d’apparence… où tout le monde fait semblant. Si Suzanne Kala Lobe n’a pas clashé avec vous, c’est parce que vous ne représentez rien. Tout le monde en qui elle avait un petit espoir a été clashé par Suzanne Kala Lobe. Ce qui est impressionnant, c’est que elle qui savait qu’elle n’avait rien à voir avec les Camerounais avait décidé de ne pas les laisser tranquilles.

Peut-être est-ce à nous de comprendre que nous devons arrêter de jouer à être des Camerounais sans classe, pour adopter la classe de Suzanne Kala Lobe, qui a travaillé à notre transformation, surtout intellectuelle, afin que nous sortions de cet endroit où les colons nous ont laissés et où nous semblons nous complaire. C’est à dire nulle part.

Suzanne l’a fait en étant d’une classe supérieure mais en sachant avec beaucoup d’humilité aussi redescendre au niveau des Camerounais sans son niveau pour les éduquer à sa manière avec la critique ou plutôt l’esprit critique, tout en gardant de la hauteur pour les idéaux et refuser d’être « petits ». Une manière d’être au Cameroun qui devrait se poursuivre après sa disparition. La France a eu ses grandes consciences, les Foucault, Aron, Sartre, Arendt… nous nous avons eu non seulement notre grande conscience mais aussi notre mauvaise conscience c’était Suzanne Kala Lobe» .


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