Dans une interview menée par Jean-Christophe Ongagna et publiée mercredi par le journal Mutations, le psychologue émérite Raymond Mbede, scénarise et déroule la chaîne d’intervention à prendre en compte pour résoudre la crise en cours dans les régions anglophones du Cameroun.
Quelle peut être la portée du pardon dans la société camerounaise actuelle ?
Je commence par dire que les frémissements qui ont lieu en ce moment par rapport à la résolution des troubles sociopolitiques actuellement en cours au Cameroun sont bons. C’est à encourager. Maintenant, pour que tout ceci rentre dans le cadre du pardon ou de la réconciliation, il faut d’abord définir ce qu’on entend par pardon. Dans l’imagerie populaire, le pardon c’est la rémission, l’absolution des faits. Mais, il intègre deux ou plusieurs personnes ou parties. Il y a donc une interaction entre les protagonistes qui permet d’aboutir au pardon souhaité. Une fois ce pas franchi, il faut voir quelles activités seront organisées pour consolider le pardon.
Au final, ces dernières renvoient à une cérémonie solennelle durant laquelle les ennemis d’hier se retrouvent pour enterrer la hache de guerre. Le pardon est donc nécessaire au niveau de l’activité humaine, dans la vie quotidienne. Il doit toujours être au centre de l’activité humaine. La convivialité dans les relations humaines doit être le maître-mot. Il y a également l’usage habituel en termes de politesse, de réconciliation ; lequel permet d’aboutir à un véritable pardon. C’est ce processus qui conduit du pardon à la réconciliation.
Tout le monde doit s’attendre à être pardonné, quels que soient les actes posés ?
Plusieurs possibilités sont envisageables. On peut, par exemple, parler de celle par laquelle l’autorité au sommet de l’Etat détient toutes les clés du pardon final : l’amnistie générale. Elle (amnistie) peut et en dépit des rancœurs, entraîner l’instauration d’une journée nationale de pardon, au bénéfice de l’intérêt supérieur de la nation. Si l’on prend le cas de la situation dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, celles des personnes qui ont commis des actions répréhensibles de près ou de loin ne doivent pas faire l’objet d’une exclusion. C’est certes horrible humainement parlant, mais tout le monde a droit à une seconde chance. Et pour passer à autre chose, en dépit des conséquences et des douloureuses blessures dans les cœurs, il faut pardonner. Tout le monde peut avoir droit au pardon. Tout le monde est concerné.
S’agissant justement de la crise anglophone, l’organisation d’un dialogue pour le pardon s’avère donc nécessaire…
Les notions de pardon et de réconciliation sont nécessaires. Cependant, on ne peut pas effacer l’ardoise, sans savoir ce qu’il y avait d’écrit sur cette ardoise-là. Il faut que les éléments constitutifs de cette crise soient examinés. On nous dira qu’on a déjà ressassé tout cela, mais d’autres problèmes subsistent. Il y a des choses qui étaient cachées. Et il faut qu’elles reviennent à la surface, au vu et au su de tout le monde. Un débat national et public avec toutes les tendances et les sujets qui vont avec s’impose. Il faut discuter des sujets qui fâchent.
À un moment, nous avons eu l’impression que maintenant, le pouvoir central semble dire qu’il y a une seule exigence : l’unité nationale. Tout le monde peut être d’accord sur ça, mais il est important de discuter du reste. Qui doit donc faire ce travail ? C’est à ce niveau qu’il est important de travailler pour parvenir au pardon. Il faut ici, intégrer les conditions qui puissent le consolider une fois acquis. Nous aurons toujours des différends, mais cela ne nécessite pas à chaque fois de prendre les armes. Les protagonistes sont des adversaires, mais pas ennemis. Nous ne sommes pas ennemis dans un pays que nous avons en commun. Il y a toujours des problèmes dans des familles, à plus forte raison dans un Etat.
Comment parvient-on au pardon, à la réconciliation ?
Après l’entrée en scène des parties prenantes au pardon et du politique, tout est réuni. Une fois que tous les sujets qui fâchent sont discutés, arrive donc le moment de solenniser le pardon. Ceci, après avoir permis à tout le monde, de prendre connaissance des points de convergence et de divergence, des solutions adoptées et des promesses et recommandations prises. A partir de ce moment, on peut organiser une grande cérémonie et convoquer ce qu’on appelle la réconciliation nationale. Elle est nécessaire.
Le dialogue voulu aujourd’hui en vue du pardon peut-il être perçu comme étant un signe de faiblesse du pouvoir ?
C’est ici que réside justement le piège. Est-ce que l’Etat est faible en pardonnant aux personnes qui ont tué, pillé, pris en otage, etc. ? L’Etat ne peut pas être faible quand il s’agit de réconcilier ses enfants car, plus la crise dure, plus le pays entier souffre. Vaut mieux donc arrêter les violences. Mais, il est important d’intégrer qu’en arrêtant lesdites violences, il y aura toujours des sacrifices consentis pour l’apaisement. L’Etat peut utiliser plusieurs mécanismes, mais cela ne doit pas être vu ici comme étant une faiblesse de sa part. On perd toujours quelque chose pour gagner quelque chose.
La communauté internationale a-t-elle un rôle à jouer dans la recherche du pardon ?
La communauté internationale n’a jamais résolu aucun conflit interne. Regardez l’Espagne avec la Catalogne, la France avec la Corse, et j’en passe… Aucune communauté internationale ne peut venir donner la paix sur un plateau à des citoyens d’un même pays qui sont en conflit. Si elle vient de cette façon, le problème restera toujours entier. Il faut que, dans le cadre de la crise anglophone, la communauté internationale vienne plutôt en support, en moyens. A titre d’exemple, elle peut aider les autorités camerounaises à recycler les combattants qui restaient en brousse, en permettant des pistes de sortie.
Si elle est prise comme un membre inhérent pour résoudre cette crise, le résultat escompté ne sera pas atteint. Et il ne faut pas oublier que dans le cadre des relations internationales, les Etats n’ont que des intérêts. Par conséquent, au lieu d’aider, elle pourrait plutôt fragiliser le processus en tirant les ficelles dans l’ombre. La réconciliation nationale s’opère toujours entre les fils d’un même pays, même s’il y a l’intervention des relais à certains niveaux.
Comment doit-on encadrer le pardon pour solutionner la crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest ?
La crise en cours commande qu’il y ait des relais de négociation et de dialogue. Il faut rassembler les protagonistes, leur demander ce qu’ils veulent, sans omettre également ce que l’Etat veut. Au vu du climat sociopolitique tendu, il faut réunir les conditions nécessaires au retour à la paix dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Et c’est de cette paix que va résulter le pardon. Il faut donc premièrement, définir les conditions de la paix. Le pardon doit être le résultat positif d’un consensus commun. Tant que cela n’est pas fait, ce sera un pardon placardé qui ne va pas marcher.
Deuxièmement, ledit pardon nécessite un travail souterrain à mener pour arriver à la paix. Au niveau de cette tâche, l’on ne doit pas seulement s’attarder sur les administratifs et les politiques. Il faut aussi inclure les spécialistes qui sont capables d’être des facilitateurs, des hommes et des femmes à même d’amener la réalité sur la table des discussions et de faire comprendre à tous, l’intérêt général. Dans le cas du Cameroun d’aujourd’hui, l’intérêt général c’est l’unité. Mais en même temps, il est important de tenir compte des exigences et problèmes des uns et des autres. Les parties prenantes doivent donc éviter de se braquer.
Troisièmement, ce travail dit de fond doit se baser sur la réalité. Et pour que cette réalité soit bien examinée, il faut, nous insistons là-dessus, impliquer les facilitateurs c’est-à-dire, des experts considérés comme étant neutres et qui peuvent aborder le problème sans état d’âme ; leur souci étant ici, d’amener tout le monde à déposer les armes, avec des perspectives d’avenir pour ceux qui se questionnent sur leur devenir. Et pour ce faire, il faut mettre en place un cadre où les politiques et les administratifs ne sont pas en première ligne. Ledit cadre doit d’abord intégrer les experts (médiateurs neutres) ensuite, les protagonistes et enfin, rapprocher les positions et identifier les problèmes. Une fois ce pas franchi, le politique entre alors en scène pour les dernières décisions et les recommandations précises allant dans le sens de l’apaisement.
On peut donc s’inspirer du cas sud-africain…
On peut, dans le cadre d’une telle initiative, s’inspirer de la Commission « Vérité et Réconciliation » instaurée par le feu président Nelson Mandela en 1995 en Afrique du Sud (elle visait à mettre fin à l’apartheid et à la domination de la minorité blanche sur la majorité noire, Ndlr). Vous venez confesser publiquement, mais vous n’êtes pas emprisonné ou poursuivi judiciairement. Les bases d’une telle initiative doivent être acquises pour tous. Il faut préparer tout cela. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut faire la prospection discrète de l’expertise qui sera mise à contribution dans cette optique. Si on le fait sans consulter les experts en la matière – qui ne doivent pas être politiques nous le disons -, ça ne peut pas marcher.