Depuis la fin du dialogue national, l’idée d’un statut spécial des régions est largement répandue dans l’opinion. Le Pouvoir central garde pourtant la main mise sur les élus locaux quel que soit le cas.
La journée mondiale de l’enseignant célébrée le 5 octobre de chaque année, a coïncidé en 2019 au Cameroun avec la fin du dialogue national, et fort heureusement une commission consacrée au système éducatif avait été mise sur pied pour les travaux. Laquelle commission a rendu sa copie avec trois propositions. Elle demande au Gouvernement d’abord de « veiller à ce que les réformes du secteur de l’éducation intègrent la nécessité de maintenir les deux sous-systèmes éducatifs, de les rendre dynamiques et futuristes, en reconnaissant les forces et les spécificités singulières de chaque sous-système, en s’appuyant sur les forces de chacun pour des diplômés camerounais bien formés et excellents qui rayonnent partout où ils se trouvent. Ensuite de veiller à ce que les syndicats d’enseignants travaillent en collaboration avec le gouvernement et enfin de « Réglementer la prolifération des syndicats d’enseignants et promouvoir une meilleure organisation des syndicats pour assurer une synergie du niveau régional au niveau national.
Le statut spécial pour deux régions du Cameroun. Voilà l’une des propositions, sinon la plus mise en exergue à l’issue du grand dialogue national. L’auteur de cette proposition s’est inspiré de l’article 62 de la Constitution, qu’il donnait l’impression d’avoir découvert dans la salle des travaux de la commission 8 en charge de la décentralisation et du développement local. Deux jours après la lecture des résolutions du dialogue, qui intégrait cette proposition, le journal l’œil du Sahel titrait à la Une de son numéro 1275 du lundi 7 octobre 2019 « Revendication politique, un statut spécial pour l’Extrême Nord et la grâce pour Marafa et Iya »
Cette sortie était un indicateur clair que la proposition du dialogue d’accorder un statut spécial aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, si jamais elle était mise en exécution, devrait susciter des réactions des autres régions, dont les problèmes ne sont pas différents de ceux rencontrés dans les deux régions anglophones, mise à part la langue. Autrement dit, si l’on imagine une situation où l’on isolait les deux langues, le français et l’anglais des moyens d’expression verbale des Camerounais, les 10 régions du pays seront au même pied d’égalité, les problèmes d’infrastructures routières étant les mêmes par exemple dans une région comme dans l’autre.
Problèmes identiques dans toutes les régions
Vu sous cet angle, l’on ne peut pas justifier le fait de vouloir donner un statut spécial à une région et pas à l’autre, et surtout si l’on admet que l’une des commissions du dialogue, celle du bilinguisme, diversité culturelle et de la cohésion sociale, travaillait justement à niveler tous les clivages linguistiques et mettre tout le monde sur le même palier. C’est là le piège de cette proposition. Sa mise en exécution risquera de déclencher une vague de revendications, qui seront stimulées par rien d’autre que le repli identitaire. Mais pour l’instant on n’en est pas encore là, fort heureusement.
Des propositions à la loi
Contrairement à ce que pense une bonne partie de l’opinion, ces propositions ne sont pas encore applicables, car les décisions du dialogue n’avaient pas un caractère souverain. Toutes les cartes de la mise en application ou pas restent encore entre les mains du président de la république. La proposition du statut particulier pour deux régions, tout comme les autres propositions du dialogue, au cas où elles devaient servir à quelque chose, devraient d’abord être transformées en loi. A ce niveau le président Paul Biya a deux possibilités : soit il s’en inspire pour signer un décret, soit il en fait un projet de loi qu’il fera voter par l’Assemblée nationale. Mais quel sera le contenu de cette loi ou ce décret pour ce qui et d’un statut spécial pour une région, c’est la question que l’on ne pose pas. Des groupes ou ressortissants des régions fourbissent leurs armes pour revendiquer le statut spécial, mais personne ne peut dire exactement ce qu’il implique.
Dispositions constitutionnelles
En attendant de le savoir, on peut simplement remarquer que le fameux statut spécial ne peut se déterminer en dehors de la Constitution. L’article 58 de cette loi fondamentale dit alinéa 1, « Dans la Région, un délégué nommé par le Président de la République représente l’Etat. A ce titre, il a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif, du respect des lois et règlements et du maintien de l’ordre public ; il supervise et coordonne sous l’autorité du Gouvernement, les services des administrations civiles de l’Etat dans la région. Alinéa 2, il assure la tutelle de l’Etat sur la Région.
Selon le principe des normes juridiques, qui place la Constitution au-dessus de toute loi nationale, aucune loi ou décret présidentiel ne viendra empêcher que cet article 58 soit toujours appliqué. C’est -à-dire que c’est le Gouvernement central qui continuera, à travers un délégué nommé, une autre appellation de gouverneur que l’on connait actuellement, d’avoir la main mise sur la région. Pire, l’article 59 dit à l’alinéa 1 que « le Conseil régional peut être suspendu par le Président de la République, lorsque ledit organe accomplit des actes contraires à la Constitution, porte atteinte à la sécurité de l’Etat ou à l’ordre public, met en péril l’intégrité du territoire. Les autres cas de suspension sont fixés par la loi.
Alinéa 2, le Conseil régional peut être dissous par le Président de la République, après avis du Conseil Constitutionnel, dans tous les cas prévus à l’alinéa 1 ci-dessus. Les autres cas de dissolution sont fixés par la loi. Alinéa 3, la substitution de plein droit par l’Etat dans les cas prévus aux alinéas 1 et 2 ci-dessus est décidée par le Président de la République.
Statut quo
Ce qui est dit dans ces articles de la Constitution, c’est que quel que soit le cas, les Conseillers régionaux élus auront toujours une tutelle nommée par le pouvoir, qui va jouer exactement le même rôle que jouent actuellement les préfets dans les mairies et les communautés urbaines. Cette tutelle pourra toujours, comme le lui autorise la Constitution, bloquer une délibération en invoquant l’ordre public, le fameux ordre public qui n’est qu’un chèque en blanc légal sur lequel l’administrateur inscrit ce qu’il veut pour interdire ce qu’il ne veut pas.
Et le jour où il sera fatigué d’interdire, il pourra toujours faire appel au président de la République qui peut suspendre tout le Conseil régional, ou seulement le président et le bureau, et même dissoudre ce Conseil ou destituer le président du Conseil et son bureau.
L’article 62 qui a inspiré la proposition du statut particulier à certaines régions dit ceci exactement, alinéa 1, le régime général ci-dessus s’applique à toutes les Régions, alinéa 2, sans préjudice des dispositions prévues au présent titre, la loi peut tenir compte des spécificités de certaines Régions dans leur organisation et leur fonctionnement. »
Cet article ne parle même pas de statut particulier, il parle de tenir compte des spécificités pour ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement, et précise que la loi peut en tenir compte sans préjudice des dispositions prévue au présent titre. En d’autres termes on peut faire ce qu’on veut mais les autres articles de la Constitution ne doivent pas être touchés.
En définitive, le fameux statut particulier n’aura rien de particulier tant que comme le prévoit la Constitution il y a un délégué nommé qui assure la tutelle d’une région, tant que le président de la république conserve la possibilité de suspendre et même dissoudre un Conseil régional. Et à moins de modifier la Constitution pour faire sauter ces verrous, la décentralisation ne pourra jamais être autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui, statut particulier ou pas.
Roland TSAPI