L’activiste Abdoulaye Thiam dit Calibri Calibro s’est livré au Journal Le monde dans un entretien à cœur ouvert. Il raconte l’origine et l’objectif de son combat, ses souffrances ou encore, les raisons de son acharnement contre la gouvernance de Paul Biya.
Depuis son échange avec Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture, en février, le militant, fondateur de la Brigade anti-sardinards, a peur pour sa famille restée au Cameroun.
Il est arrivé avec une chemise verte sous le bras. A l’intérieur, des tas de lettres officielles, des certificats médicaux, des procès-verbaux… Ces feuilles sont en quelque sorte ses témoins de moralité, des preuves de ce qu’il peut avancer. Car Abdoulaye Thiam, plus connu sous le surnom de Calibri Calibro, n’a pas l’intention de laisser quiconque remettre en cause ses vérités.
Cette matinée fraîche et ce ciel parisien sans couleur paraissent convenir à son humeur du jour – l’interview a été réalisée avant le confinement anti-coronavirus du 17 mars en France. Même si cet homme de 34 ans à la carrure imposante continue d’afficher un sourire presque candide, il semble tourmenté. Et c’est peu dire… Depuis le 22 février, sa famille restée au Cameroun vit cachée. Selon lui, des proches ont été « agressés par des militants du RDPC », le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, parti du président Paul Biya. « C’est pour cela qu’il ne faut pas qu’on les découvre », martèle Abdoulaye Thiam. Sur Facebook, les avis de recherche – « contre une forte récompense » – pour les retrouver se sont multipliés. Tout comme les messages de menace. « Je ne pensais pas que ces gens-là auraient pu être aussi cruels », soupire-t-il.
Que s’est-il passé, ce 22 février, pour qu’on s’en prenne aussi brutalement à lui ? Ce samedi-là, le président français, Emmanuel Macron, sillonne les travées du Salon de l’agriculture, à Paris, quand Abdoulaye Thiam l’interpelle : « M. Macron, il y a Paul Biya qui tue les Camerounais ! M. Macron, il y a un génocide au Cameroun ! » Le chef de l’Etat fend la foule et s’approche de lui. « Il y a plus de 22 morts qui sont morts calcinés, M. Macron », débite-t-il en faisant référence à une attaque quelques jours plus tôt dans le village de Ngarbuh, au Cameroun anglophone – une région en proie à un conflit opposant des groupes séparatistes à l’armée. « Je sais ça, répond Emmanuel Macron. J’ai mis la pression sur Paul Biya pour qu’il traite le sujet de la zone anglophone et de ses opposants. […] Je suis totalement au courant et totalement impliqué sur les violences qui se passent au Cameroun et qui sont intolérables. »
Filmé au téléphone, cet échange inédit de près de cinq minutes entre un président et un inconnu sera largement diffusé sur la Toile. « Nous avons montré au monde entier la souffrance des Camerounais, se félicite Abdoulaye Thiam. Il y a eu un sacré écho. » Difficile de le contredire…
«J’arrêterai quand Paul Biya aura quitté le pouvoir»
Le Camerounais n’en est pas à son premier fait d’armes : depuis quelques années, il traque Paul Biya en France ou ailleurs en Europe. Le président camerounais, 87 ans, en poste depuis 1982, est une obsession : « J’ai de la haine pour lui. J’arrêterai quand il aura quitté le pouvoir », clame Abdoulaye Thiam.
Son surnom, Calibri Calibro, date de l’enfance. Son militantisme politique commence dans les rues de Douala, « ville frondeuse » où il participe à plusieurs marches pour dénoncer, dit-il, la gestion du gouvernement, l’envolée des prix ou encore les coupures intempestives de courant. Il n’adhère à aucune formation politique mais se sent proche du Social Democratic Front (SDF, opposition). Lors des émeutes en 2008, il est arrêté par la police et même « torturé », assure-t-il.
Il doit se résoudre : le pouvoir est bien plus fort que lui. En janvier 2016, Abdoulaye Thiam décide de quitter sa famille et sa blanchisserie pour se rendre en France, son autre « patrie ». Mais ce n’est pas pour fuir le régime, dit-il : « Mon père est français, mais il avait du mal à renouveler ses papiers. Je suis parti pour prouver sa nationalité et la mienne aussi. » Commence alors un long voyage à travers le continent africain et une halte traumatisante en Libye. A ce moment de son récit, Abdoulaye Thiam pose son café, retire sa casquette, laissant apparaître de courtes dreadlocks, et fond en larmes. « J’ai vécu les pires moments de ma vie », souffle-t-il avant d’énumérer les horreurs qu’il a subies ou vues. « On m’a frappé, j’ai un tympan en moins », gronde-t-il en sortant un certificat médical de sa chemise verte pour attester – et appuyer – ses dires.
En décembre 2016, après avoir réussi à traverser la Méditerranée, il rejoint Paris et dépose une demande de reconnaissance de nationalité française. Et même à plus de 6 000 km de Douala, Calibri Calibro reprend son militantisme. Il manifeste de nouveau contre Paul Biya, notamment devant l’ambassade du Cameroun. « C’est là que je me fais remarquer », regrette-t-il. Il fait des vidéos qu’il poste sur son compte Facebook pour dénoncer le régime, écrit à François Hollande, alors président, pour lui rappeler que le Cameroun est une «dictature», sensibilise l’opinion et la presse sur les opposants en prison…
Le 30 octobre 2018, il crée la Brigade anti-sardinards – référence aux sandwichs aux sardines distribués lors des meetings du RDPC – et s’emploie à boycotter tous les artistes proches du pouvoir qui souhaiteraient se représenter devant la diaspora en France. La « brigade », au sein de laquelle les femmes se font appeler « les amazones », parvient à faire annuler plusieurs concerts. Et ce n’est pas tout. Lorsqu’il apprend que Paul Biya loge dans un palace parisien, comme le Meurice en novembre 2019, son groupe s’y rend pour dénoncer « le tyran » qui « gaspille l’argent public ». Lorsqu’il sait que le président réside dans un hôtel de luxe en Suisse, il n’hésite pas à traverser la frontière avec son groupe pour empoisonner son séjour. « Mon idée, c’est d’empêcher qu’il soit à l’étranger », lance Abdoulaye Thiam.
«Au Cameroun, j’aurais peut-être été exécuté »
Le 26 janvier 2019, avec une cinquantaine de concitoyens, il a aussi envahi l’ambassade du Cameroun à Paris, saccageant notamment des portraits du chef de l’Etat. « On a pu y entrer sans aucune difficulté, je me demande si ça n’a pas été fait exprès. » Quoi qu’il en soit, les autorités de son pays ont porté plainte contre lui.
«Si la France est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est parce que des hommes ont tout sacrifié », dit Calibri Calibro. A son tour, il est prêt à tout pour « dégager » Biya du pouvoir. Mais à quel prix ? « Les répercussions sont dures et violentes, admet-il, surtout au pays. » Lorsqu’on lui demande de donner un exemple, Abdoulaye Thiam s’interrompt. Un silence, et le voilà qui fond de nouveau en larmes. Il évoque sa jeune fille, restée au Cameroun, qui a été, il y a plus d’un an, sauvagement agressée. Autre exemple : le 2 avril, le journaliste Eric Golf Kouatchou a été arrêté à Douala. Le correspondant de la chaîne camerounaise Canal 2 à Paris était accusé, entre autres, d’avoir facilité l’entrée de Calibri Calibro au Salon de l’agriculture en lui prêtant sa carte de presse. «Ce n’est pas vrai», riposte le militant. Le reporter a finalement été relâché lundi 13 avril.
Les contempteurs d’Abdoulaye Thiam l’accusent de « lâcheté » car, selon eux, il n’a aucun mérite de militer en France. « C’est l’argument numéro un, sourit l’intéressé. Au Cameroun, j’aurais été en prison à vie et peut-être exécuté.» Puis il se met à rire : «Des officiels ont essayé à plusieurs reprises de me corrompre en me promettant un poste ou une belle situation si je retournais à Douala, à condition d’arrêter mon combat contre le président.» Militer en France lui permet d’être au cœur d’un pays « un peu protecteur de Paul Biya ». «Les Français ne savent pas ce qui se passe dans notre pays, l’establishment oui, affirme-t-il. On se plaint de l’immigration provenant de l’Afrique subsaharienne, mais qui cautionne les dictatures ? Il faut sensibiliser l’opinion et expliquer qu’un pays avec un chef d’Etat au pouvoir depuis plus de vingt ans, ce n’est pas une démocratie. »
Abdoulaye Thiam n’a pas de travail, pas d’appartement. « Je dors dans des endroits différents toutes les deux ou trois nuits, même en cette période de confinement. » Il a l’impression d’être suivi. Pour se réconforter, il garde en tête les mots d’Emmanuel Macron : «Vous êtes un homme libre».