En ce 13 novembre, la terrasse de l’Hôtel des députés, qui surplombe le lac de Yaoundé, n’est pas des plus calmes. Alors que la session parlementaire du mois s’est ouverte quelques jours plus tôt à l’Assemblée nationale, nombre d’élus s’y attardent pour débattre des derniers événements et commenter, notamment, le renouvellement mouvementé du bureau du président de la chambre basse, Cavayé Yéguié Djibril.
Jean-Michel Nintcheu suit, lui, ces soubresauts avec le sourire. « Cela regarde le Rassemblement démocratique du peuple camerounais [RDPC, au pouvoir] », sourit-il, tout en sirotant un thé au citron. Le député du Littoral a d’autres préoccupations. Il vient en effet de quitter le Social Democratic Front (SDF) – dont Joshua Osih a été élu président et où il militait depuis près de trois décennies – pour prendre la tête du Front pour le changement au Cameroun (FCC).
Il se tourne désormais vers les prochaines échéances électorales et en particulier la présidentielle prévue en 2025, à laquelle Paul Biya devrait une nouvelle fois se présenter. Pour le vétéran de l’opposition, une seule stratégie pourrait permettre à ses troupes de renverser le pouvoir en place par les urnes : une alliance avec Maurice Kamto et son Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC). Il répond aux questions de Jeune Afrique.
Vous venez de vous lancer dans une nouvelle aventure politique, en choisissant de militer pour le FCC et de quitter définitivement le SDF. Pour quelle raison ?
Le parti que je rejoins n’est pas nouveau. Je l’ai créé en 1992 et il a d’ailleurs été légalisé alors que j’étais en détention à la suite d’une manifestation. J’ai ensuite soutenu John Fru Ndi à la présidentielle, en étant son directeur de campagne pour le Littoral. Une relation de confiance est née entre lui et moi, à tel point que nous avons signé une alliance formelle avec le SDF, en 1996.
Ce n’est que plus récemment qu’il y a eu des divergences sur la ligne politique et sur nos rapports avec le pouvoir en place. Avec le FCC, nous avons décidé de revenir à une opposition frontale avec le pouvoir, ce qui signifie quitter le SDF, qui est aujourd’hui comme une coquille vide.
Cette décision est le résultat d’un lent divorce avec Joshua Osih, qui vient de prendre la tête du SDF. Que lui reprochez-vous ?
Dès les locales de 2013, j’ai senti qu’une partie du SDF était favorable à une connivence avec le parti au pouvoir. Dans plusieurs endroits, le RDPC a demandé à ce que ses électeurs votent pour le SDF. Cela a provoqué un flottement dans notre ligne politique et cela nous a sans doute coûté beaucoup de nos militants, notamment dans l’ouest, région qui est très attachée à une opposition stricte avec le pouvoir et qui a d’ailleurs basculé vers le MRC de Maurice Kamto. Mais il est vrai que c’est en 2018, avec la désignation de Joshua Osih comme candidat du SDF à la présidentielle, que tout cela est passé à un autre stade.
Y étiez-vous opposé à l’époque ?
Non. D’ailleurs, c’est nous, les militants du Littoral, qui avons porté sa candidature. Il était auparavant patron du parti dans le Sud-Ouest, où il s’est présenté à plusieurs reprises à des élections, sans succès. C’est grâce à moi qu’il a été parachuté dans le Littoral et qu’il y est devenu député. En 2018, nous l’avions choisi parce que nous avions le souci d’apporter du sang neuf à la scène politique camerounaise.
John Fru Ndi avait l’intention de se présenter à la présidentielle et il a fallu faire pression sur lui pour qu’il accepte de se retirer. Je croyais en Joshua Osih mais j’ai eu tort de lui faire confiance. Il nous a donné l’impression qu’il avait en réserve des fonds importants à investir dans la campagne mais c’était du bluff. La campagne a été catastrophique, sans déploiement sur le terrain, sans moyens pour la mobilisation des électeurs. Joshua Osih était une coquille vide.
N’aviez-vous pas déjà en tête de pousser le SDF à rallier le MRC ?
Non. Le SDF était le premier parti d’opposition. Nous avions le plus grand nombre de députés et il était hors de question pour nous de soutenir un autre candidat. Le MRC était loin derrière, avec un seul député. C’était clair pour moi. Nous avons voulu croire en notre dynamique. Nous étions le premier parti dont le président acceptait de ne pas se présenter et de laisser la place à quelqu’un de plus jeune. On pensait que cela créerait un électrochoc et la désignation d’Osih en février 2018 est effectivement bien passée dans l’opinion. C’est ensuite que cela s’est grippé : Osih n’a pas su – ou pas voulu – capitaliser là-dessus.
Vous avez souvent suggéré qu’il avait fait le jeu du pouvoir…
Bien-sûr. Pendant la campagne, il n’a pas bougé malgré tous les conseils que j’ai pu lui donner. C’est comme s’il avait déjà passé un accord avec le pouvoir. Il est rentré dans leur stratégie du « tout sauf Kamto ». Quand on s’est retrouvé en quatrième position, j’ai demandé à ce qu’Osih fasse une déclaration pour soutenir Kamto, qui était arrivé deuxième. Il fallait un choix clair. Par le passé, les autres partis de l’opposition avaient soutenu le SDF contre le RDPC, c’était normal de renvoyer l’ascenseur.
Osih a refusé. J’ai été obligé de faire la déclaration en mon nom en tant que député. Ensuite, Osih a même assisté à la prestation de serment de Paul Biya à l’Assemblée nationale. Moi-même, j’assurais l’intérim à la tête du groupe parlementaire SDF et nous avions décidé de ne pas être présents. Mais il a décidé d’y aller seul ! Cela nous a fait honte.
C’était il y quatre ans. Si Osih était si isolé, n’auriez-vous pas pu reprendre le contrôle du SDF ?
Notre ligne – celle d’un SDF en opposition radicale avec le pouvoir – était majoritaire auprès de la base et des militants. Mais Joshua Osih était parvenu à verrouiller les instances du parti et le bureau national en orchestrant des nominations. Il a réussi à imposer sa ligne à ce niveau : éviter une alliance avec le MRC, ce qui rejoignait l’objectif du RDPC, qui était d’empêcher un rapprochement entre le SDF et Maurice Kamto. Il a posé une série d’actes qui a enterré le SDF et creusé le fossé entre le parti et le peuple de l’opposition, qui s’est reporté sur le MRC.
Vous ne parlez que de Joshua Osih. Mais John Fru Ndi n’était-il pas encore à la tête du parti après la présidentielle de 2018 ?
C’est vrai. J’ai compris par la suite que John Fru Ndi était complétement entré dans ce jeu d’accointance avec le pouvoir. Il a soutenu Joshua Osih dans cette démarche de rapprochement et de compromission. Dès lors, il y avait deux SDF : un originel et un collaborationniste. Peut-être que l’âge et la maladie de Fru Ndi ont contribué à cela. Il signait pratiquement tout ce qu’Osih lui apportait, notamment notre exclusion du parti.
Vous souhaitez donc incarner ce « SDF originel » ?
En quelque sorte. Toute la base du FCC, ce sont les militants du SDF. Nous enregistrons des adhésions tous les jours et notre démarche est bien comprise par le peuple de l’opposition. Trois mairies sur les quatre gagnées par le SDF lors des dernières municipales sont aujourd’hui avec nous. Nous avons aussi beaucoup d’élus. Nous travaillons maintenant à ce qu’un maximum de militants du RDPC ou de partis d’opposition tiède nous rejoignent. Nous avons la conviction que, si la dynamique est claire, elle nous permettra de gagner lors des prochaines élections et de dégager Paul Biya.
Cette dynamique repose-t-elle nécessairement sur une alliance avec Maurice Kamto ?
Il faut construire cette dynamique dès maintenant autour de l’opposant qui est le mieux placé. Or à l’heure actuelle, c’est Maurice Kamto. La personne qui incarne l’opposition – à travers la façon dont lui et son parti sont réprimés par le pouvoir et à travers le fait qu’il est arrivé loin devant les autres à la dernière présidentielle, c’est Maurice Kamto. Tous ceux qui diront autre chose ne travailleront pas pour l’opposition.
Dans ces conditions, pourquoi n’avoir pas rejoint le MRC ?
Beaucoup de nos militants et anciens du SDF, surtout des anglophones, ne sont pas prêts à aller au MRC. Ils sont sans doute prêts à soutenir une candidature de Maurice Kamto, mais ils ne franchiront pas le pas d’adhérer à son parti. On ne veut pas les perdre et il faut donc en tenir compte tout en leur proposant de se battre pour une dynamique claire qui permettra de battre Paul Biya.
Lors de la dernière présidentielle, l’opposition a échoué à s’unir contre Paul Biya. En quoi cela sera-t-il différent la prochaine fois ?
En 2018, les choses étaient moins claires. Le SDF aurait dû s’imposer mais il s’est effondré. Depuis, le MRC s’est affirmé. Notre objectif est donc désormais de construire autour de lui cette fameuse alliance que redoute tant le pouvoir. On dit souvent que l’opposition camerounaise est la plus bête du monde. Il faut prouver le contraire pour inciter les Camerounais à se mobiliser et, d’abord, à s’inscrire sur les listes électorales.
Nous sommes 30 millions environ au Cameroun. En 2018, quatre millions sont allés voter. Donc même en acceptant les chiffres officiels, on voit que Paul Biya – dont les électeurs se mobilisent toujours – peut compter sur à peine deux millions d’électeurs. C’est à l’opposition d’aller chercher tous les autres, qui ne se déplacent pas parce qu’ils se disent que cela ne sert à rien. Nous avons battu Paul Biya en 1992. Nous pouvons le refaire.