Dans une tribune envoyée à notre rédaction, Christian Djoko, juriste et philosophe fait une analyse sur le féminicide. Le prétexte de cette tribune est la mort de Larissa Azenta suite aux brulures infligées par son époux Ghislain Diabou. Il montre que la femme est victime en quelque sorte de la construction sociale camerounaise fortement patriarcale.
« En effet, l’indice de violence à l’égard des femmes est sans doute proportionnel à leur condition sociale (indigente et subalterne). Les structures du pouvoir religieux, politique ou traditionnel qui sont encore pour l’essentiel sous la férule masculine renferment des mécanismes de domination, des oppressions multiples qui en retour créent de la subalternité et vulnérabilisent une partie de la population. On peut dire sans risque de se tromper que la norme sociale a un sexe. Il est phallique et dominant. Cette domination se présente sous une forme systémique. En s’inscrivant très tôt dans les corps et les structures mentales, elle prédispose les individus à son acceptabilité sociale. Ainsi, une fille est éduquée très tôt à intégrer les assignations sociales relatives à son genre. Et contrairement au garçon, elle n’a pas le privilège de les ignorer. L’ignorance ou l’oubli de ce privilège est réservé exclusivement à l’homme. Je l’appelle privilège bantou », écrit-il.
Lebledparle.com vous propose l’intégralité de la tribune.
Féminicide dans la cité
Dans la nuit du 29 juin 2020, Larissa Azenta a été brûlée par son époux Ghislain Diabou avec lequel elle était légalement mariée depuis trois ans et dont elle voulait se séparer. Les images sont pénibles de cruauté. À bout de souffle, la victime avait réussi à se défaire de l’emprise physique et psychologique de son bourreau. Elle aspirait désormais à vivre ou plutôt survivre. Mais de ces brûlures au 3e degré, elle est morte ….quelques jours après. C’était l’épilogue tragique d’une vie conjugale rythmée de violences physiques et mentales. Le supplice était permanent (bastonnade, torture, menaces de mort, isolement, humiliations, discours culpabilisants, etc.) et la mort presqu’inévitable.
Tout le monde ou presque a été ému par cet énième féminicide. Feintes ou sincères, les condamnations étaient nombreuses. Mais qu’avons-nous collectivement appris de cette tragédie? Quel enseignement en a-t-on tiré? Combien de fins tragiques comme celle de Larissa faudra-t-il pour que le mur du silence qui entoure les crimes conjugaux au Cameroun se fissure? Que dit la mort de Larissa à propos de la société camerounaise ?
La mort de Larissa n’est pas un acte isolé et encore moins un fait banal. Elle ne résulte pas seulement de la bêtise strictement individuelle. « Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », disait à juste titre Albert Camus. Le fameux crime passionnel, avec toute son habituelle esthétique de l’amour « fou », n’existe que dans les fictions littérature ou cinématographiques. La réalité est éminemment plus systémique, complexe et macabre.
Comprendre le feminicide et plus largement les violences conjugales ou « amoureuses », nous engage à une double lecture : sociologique d’abord, en appréhendant celui-ci comme un effet de l’inégalité des sexes dans notre société fortement patriarcale. Et ensuite sociopathologique, en le renvoyant à la clinique de la masculinité toxique voire criminelle qui gouverne la société camerounaise.
Le coût de l’inégalité
Nonobstant les responsabilités individuelles, il importe de penser les violences à l’égard des femmes comme la résultante d’un fait social massif, d’une ontologie sociale qui consacre depuis trop longtemps le patriarcat, c’est-à-dire la supériorité et la domination multiforme de l’homme sur la femme. De ce point de vue, le paradigme libéral de la responsabilité strictement individuelle des crimes conjugaux ou prétendument amoureux est une lecture courte, paresseuse et inopportune. On ne peut faire l’économie d’une discussion serrée autour des rapports sociaux inégalitaires lorsqu’on veut penser ces violences.
En effet, l’indice de violence à l’égard des femmes est sans doute proportionnel à leur condition sociale (indigente et subalterne). Les structures du pouvoir religieux, politique ou traditionnel qui sont encore pour l’essentiel sous la férule masculine renferment des mécanismes de domination, des oppressions multiples qui en retour créent de la subalternité et vulnérabilisent une partie de la population. On peut dire sans risque de se tromper que la norme sociale a un sexe. Il est phallique et dominant. Cette domination se présente sous une forme systémique. En s’inscrivant très tôt dans les corps et les structures mentales, elle prédispose les individus à son acceptabilité sociale. Ainsi, une fille est éduquée très tôt à intégrer les assignations sociales relatives à son genre. Et contrairement au garçon, elle n’a pas le privilège de les ignorer. L’ignorance ou l’oubli de ce privilège est réservé exclusivement à l’homme. Je l’appelle privilège bantou.
Rejeton de la structuration inégalitaire de la société, le premier privilège que donne le privilège bantou c’est l’innocence, le luxe de pouvoir ignorer ou de ne pas savoir qu’on a un privilège. Autrement dit, qu’est-ce que le privilège bantou ? C’est le privilège que l’homme camerounais a de pouvoir ignorer qu’il bénéficie d’un privilège construit (historiquement, traditionnellement, religieusement, socialement) et rattaché à son genre. Au Cameroun, nous traversons le réel différemment selon qu’on est une femme ou un homme, etc… Nier cette évidence ne contribue pas à combattre les inégalités sociales et les violences conjugales ou amoureuses, il le nourrit macabrement. Les femmes camerounaises payent depuis trop longtemps le prix élevé de ce privilège. Certaines femmes ont même fini par intérioriser la violence et la domination (comme participant des normes sociales) au point de banaliser leur caractère intrinsèquement déviant ou criminel.
En clair, la mort de Larissa comme pour bien d’autres Camerounaises avant elle est la conséquence du non-voir qu’on refuse de voir, c’est-à-dire l’épiphanie funèbre d’une société encore profondément inégalitaire, machiste et sexiste. Ce meurtre conte (nous y reviendrons plus en détail) les prétentions des hommes camerounais, lesquels sont culturellement et socialement convaincus que le monde leur appartient. C’est l’expression d’un système morbide qui sous le couvert d’un certain traditionalisme niais (préceptes culturels et religieux) produit une culture de la mort qu’il minimise en retour. Avant de mourir sous le coup des hommes, elles sont d’abord victimes des rapports sociaux inégaux qui les prédisposent à l’abattoir. Lutter contre les violences à l’égard des femmes c’est d’emblée lutter pour une société égalitaire. C’est surtout déconstruire la masculinité toxique et ses différents corollaires.
Masculinité toxique
C’est un ensemble de normes sociales et de comportements masculins qui consacre et valorise la virilité, la domination, le contrôle, la possession et l’hyper compétitivité comme attributs témoins de la masculinité. Cette masculinité toxique en l’occurrence se construit également par rejet de tout ce qui est généralement associé au registre de la féminité (vulnérabilité, care, etc.) et la célébration d’un discours misogyne et dégradant envers les femmes. Ici on éprouve un certain plaisir -qui doute si peu la violence inouïe qu’il renferme- à chosifier les femmes. Je me rappelle le tweet d’une dame qui disait en substance que « au moment où que tu esquisses un sourire à certains camerounais, ceux-ci te regardent comme un morceau de viande. ». Cela se passe de commentaires.
La masculinité toxique entraîne l’oppression, la dégradation et même parfois la haine envers les femmes. Dans le même ordre d’idées, elle peut même aller jusqu’au harcèlement, aux agressions voire aux meurtres des femmes comme ce fut le cas de Larissa. Autant dire que la masculinité toxique est inextricablement porteuse de misogynie. Et ce n’est pas tout. Elle renferme un aspect autodestructeur.
Elle somme l’homme d’être sans émotions et fort en toutes circonstances. « Un homme ne pleure pas » dit-on souvent aux jeunes garçons camerounais. Pleurer serait alors faire preuve de vulnérabilité, de faiblesse. Ce qui est loin de la virilité réservée aux hommes.
Dans les situations de détresse psychologique ou de dépression, la demande d’aide n’est pas valorisée. En cas de détresse donc les hommes camerounais se referment généralement sur eux-mêmes et se trouvent quelques fois à évacuer leurs émotions par la violence. De toutes les manières, lorsqu’ils sollicitent de l’aide, ils s’entendent souvent dire « mon frère c’est toi l’homme »; « impose ton autorité »; « une femme te menace ? », « c’est toi qui porte le pantalon ».
Cette masculinité toxique décrite à grands traits ci-dessus est profondément enracinée dans la société camerounaise. Les espaces de pouvoir dans lesquels elle se niche sont partout autour de nous. Le système de valeurs, les rapports conjugaux ou amoureux sont profondément imbibés de cette toxicité. Ainsi, la femme est vue tantôt comme une dépense, tantôt comme investissement dans lequel le conjoint ou l’amoureux place son argent – la nourrir, l’éduquer, l’habiller, lui offrir un abri, une respectabilité sociale, etc. -, et attend en retour les dividendes dont la forme la plus exaltée est la soumission. Dit autrement, la femme est perçue comme une épargne qu’on bouffe, une propriété qu’on acquiert avec en prime une autorité absolue sur elle. Ainsi, le meurtre est souvent précédé d’un sentiment d’avoir un droit acquis sur le corps de sa conjointe, d’avoir le droit d’user de la violence quand ce « droit » n’est pas respecté. Cette étrangeté, confortable et malaisée, cette fausse représentation tissée dans l’immense toile qui rattache l’homme à une masculinité toxique est l’une des causes racinaires du meurtre de Larissa et et de celui d’Annie TAKAM tombée quelques jours plutôt sous les balles de son mari en Ohio (USA). J’insiste dessus parce que ces meurtres représentent l’archétype d’un rapport mercantiliste, du privilège bantou, d’une relation parasitaire de sujet à objet…de personne à objet qui lie historiquement et fondamentalement de nombreux rapports amoureux ou conjugaux entre camerounais.
Hélène Vecchiali affirme en ce sens que « Dans cette perception de relation personne à “objet”, [la plupart des féminicides] sont commis pendant ou après la séparation. L’obsession morbide qui découle chez l’homme de sa relation l’amène à ressentir “une rage narcissique” […] il s’agit d’une réaction à une blessure narcissique perçue comme menaçant l’estime de soi. Cela peut conduire à une dysrégulation des comportements. L’homme est donc amené à être “hors de lui” et “hors du temps” dans ses faits et gestes. »
Au demeurant, si les hommes camerounais se montrent tolérants ou aveugles devant les crimes conjugaux ou amoureux qui frappent dans une proportion très élevée de femmes c’est précisément parce que ceux-ci câlinent et renforcent en permanence les attributs susmentionnés. Mais au-delà même de ces crimes, ce sont les complaisances mâles qui rajoutent une couche à l’horreur. « Elle n’aurait pas dû faire ci ou ça », « elle était habillée comme une waka », « Je condamne le meurtre d’Annie, mais elle aussi!!!…. », etc.
Remettre en cause cette masculinité toxique sonne alors comme l’auto-privation d’un outil de coercition du pouvoir longtemps établi de l’homme. Le processus de socialisation rend les hommes aveugles ou insensibles à leurs privilèges ainsi qu’aux conséquences quelques fois criminelles qui en découlent.
Au demeurant, regarder en face cette masculinité toxique, prendre conscience du privilège bantou qui lui est rattaché permet de comprendre les résistances des hommes face au féminisme.
Sortir du déni
Vous l’avez sans doute compris, le processus de production des féminicides et des violences conjugales ou amoureuses au Cameroun est large, complexe, systémique et tenace (patriarcat, assignations sociales, désir de possession du corps des femmes, relais sexistes, héritage machiste, privilèges, etc). Autant dire que notre société est malade. Doublement malade. Malade des crimes conjugaux ou prétendument amoureux qu’elle produit et malade du déni de la cause racinaire et systémique qui entoure ces crimes. D’ailleurs, la lecture de cet article laissera place à des « Not all men », comme si le fait pour moi d’être étranger au monde du schizophrène suffisait à remettre en question l’existence de la schizophrénie.
Dans ce contexte, décoloniser les mentalités est tout sauf un voyage de plaisance. Le conservatisme social a profondément infiltré les différentes strates de notre société. Mais il demeure: il nous faut agir. Il nous faut agir avec le savoir explicite de notre déni coupable. C’est un travail de longue haleine qui ne se fera pas sans difficultés. Mais le vent de dénonciation actuel constitue une fenêtre d’opportunités pour allumer la bougie qui mettra en lumière le déni et la culture du silence trop longtemps entretenus au niveau local autour des crimes sexuels, amoureux et conjugaux.
Le travail doit se faire sur le terrain politique et éducatif au sens le plus proéminent de ces termes, c’est-à-dire loin de leurs usages simplificateurs. Les rapports de domination et de possession dont nous avons abondamment parlé plus haut ne sont pas la résultante d’un phénomène génétique indépassable. Nous ne sommes pas en présence d’un fatalisme social. Il s’agit plutôt d’un phénomène contingent, d’un construit social, d’un habitus politique, d’une transmission culturelle. Par conséquent, le processus de construction (transmissible) de cette anomie sociale peut également à l’inverse servir à sa déconstruction. Il est non seulement possible mais surtout nécessaire de déconstruire le privilège bantou et tout le système inégalitaire et toxique dont il se nourrit.
Je propose de développer une attention profonde face aux violences, en inscrivant tant ses formes plus subtiles (blagues sexistes, insultes misogynes, mépris machiste, exclusion sociale, manipulation ou emprise psychologique, etc.) que ses formes plus explicites (harcèlement, agression, meurtre, etc.) au sein d’un même processus. Cette proposition permet de réfléchir au rôle des hommes dans la lutte contre les crimes conjugaux et autres violences faites aux femmes. Il faut apprendre à identifier les formes invisibles, implicites, sournoises, grivoises et banalisées de violence sexiste, de misogynie ordinaire qui ouvrent la voie à différentes formes de coercition. Il faut prendre congés des habitudes de pensée patriarcales qui débouchent parfois sur des féminicides. « Il faut apprendre à reconnaître et à s’excuser pour les petits gestes déplacés, à ne pas les normaliser afin d’éviter qu’ils gagnent en ampleur, qu’ils nous mènent plus loin dans le continuum de la violence » (Emanuel Guay).
Mieux encore, il faut ultimement arrêter de blâmer les femmes. Ce n’est pas aux femmes d’expliquer pourquoi elles sont victimes de crimes conjugaux ou amoureux, mais aux hommes de cesser de trouver des excuses ou des circonstances atténuantes pour les crimes commis.
Immédiatement, les progressistes peuvent agir à plusieurs niveaux:
-Soutenir matériellement et financièrement les structures d’accueil et d’accompagnement des personnes victimes de violences. On pourrait même envisager la création d’un guichet unique de prise en charge globale des victimes (hébergement temporaire, soins médicaux et psychologiques, soutien juridique et judiciaire, etc.). Cette initiative qui montre des résultats intéressants au Congo peut être valablement et efficacement dupliquée au Cameroun.
-Mener un travail de lobbying afin d’amener le législateur camerounais à se doter d’un corpus juridique (effectif) qui protège davantage les femmes. Tout cela peut également se traduire en faits concrets par la création d’une clinique juridique au profit des femmes victimes de violences. La peur doit changer de camp.
– Militer afin d’inscrire cette problématique dans l’agenda politique de tous les partis. Il s’agit par exemple d’amener les partis, surtout en période préélectorale, à signer une charte ou une série d’engagements en matière de lutte contre les crimes conjugaux et violences faites aux femmes.
-S’appuyer sur les arts et la culture. On sous-estime souvent le pouvoir des arts et de la culture comme moteur de transformation sociale. Le poète latin Horace disait pourtant de fort belle manière : « Castigat ridendo mores » (elle -la comédie- corrige les mœurs par le rire »). Le théâtre, la musique, la danse, le dessin, la comédie, le cinéma, les graffitis, etc. peuvent servir de support de prévention et d’antidote contre les violences faites aux femmes.
Penser contre lui-même et ses privilèges violents et quelques fois féminicides constitue probablement l’un des défis moraux et sociaux les plus importants adressé à l’homme camerounais en ce début de siècle. Choisissons d’être des pionniers en la matière. Excellent privilège.
Christian Djoko