Le grand dialogue national sur la crise anglophone, sous la coordination du Premier ministre Joseph Dion Ngute se tient au Palais des Congrès de Yaoundé, et va s’achever ce 4 octobre. Quelques jours avant ces pourparlers, le docteur Richard Makon, analyste politique camerounais, spécialiste du droit public, consultant en gouvernance, démocratie et leadership, chercheur en sciences sociales à l’université de Yaoundé 2, a analysé chez notre confrère Anicet Simo de Sputnik les enjeux et les conditions de réussite de ce dialogue national.
À quelles conditions un dénouement heureux pourrait-il se produire au soir du «grand dialogue national» convoqué par le Président Paul Biya?
Richard Makon: «Il faut plusieurs conditions de forme et de fond pour que ce débat réussisse. Parmi les conditions de forme, il y d’abord le cadre matériel et organisationnel du dialogue. C’est-à-dire le lieu, les facilités de travail, l’organisation des discussions, le temps imparti aux débats et à chaque partie prenante. Sa réussite sur la forme dépendra, elle, de l’existence ou non de facilitateurs, de négociateurs, de médiateurs et de modérateurs, entre autres.
Les conditions de fond concernent la compréhension tant du dialogue en lui-même que des raisons fondamentales qui ont abouti à ce débat. Celui-ci est la conséquence de la mal-gouvernance. Par ailleurs, la crise actuelle est née des contradictions de notre corps politique. Il ne s’agit pas d’un conflit entre des hommes, entre des ressortissants de la communauté nationale, entre des fils et filles du Cameroun, même si ce sont les Camerounais qui ont créé les conditions de cette crise, qui la nourrissent et l’aggravent par leurs choix. La crise oppose plutôt des représentations et des imaginaires, des conceptions différentes de la vie, du monde, de la société camerounaise, des visions divergentes sur la gestion du bien commun, l’organisation de la société, l’administration de notre État. Toute polarisation autour des hommes risquerait d’aggraver la crise, de crisper les échanges et de renforcer les fractures.»
Ne craignez-vous pas, dans les conditions actuelles, un échec de ce processus de paix?
Richard Makon: «Un conflit n’est pas seulement un problème, c’est aussi une opportunité de progrès, de changement de cap, de révolution politique, économique, sociale et culturelle. C’est une occasion d’inventer un nouveau modèle de gouvernance, d’écrire une nouvelle histoire politique, de signer un nouveau pacte social et républicain.
La réussite de ce dialogue va dépendre avant tout de l’honnêteté des participants, de la sincérité de leurs intentions et de leurs démarches et de leur respect de l’intérêt supérieur de la Nation camerounaise. Pour cela, il faut que les participants fassent preuve de bonne foi et de transparence. Ils doivent par ailleurs accepter la contradiction et démontrer leur volonté d’arriver à un compromis pour sortir de cette crise.»
Le Premier ministre poursuit les consultations auprès des acteurs politiques et de la société civile en vue de savoir qui va participer à ce débat. Le profil des participants est-il déterminant?
Richard Makon: «Le choix et la qualité des participants, en d’autres termes leur légitimité pour s’asseoir autour de la table de discussion, est essentielle à la réussite de ce dialogue. D’eux en effet va dépendre la mise en œuvre effective des résolutions qui seront adoptées dans ce cadre. C’est la raison pour laquelle les principales parties à cette crise devraient toutes prendre part à ce débat, ou à tout le moins y être représentées par des personnalités choisies par elles-mêmes. Si la volonté réelle de l’ordre gouvernant est, d’une part, d’organiser un véritable dialogue national inclusif et, d’autre part, d’aboutir à la résolution effective de la crise anglophone, il a intérêt à inclure et à prendre en compte toutes les sensibilités (hommes comme organisations) de cette grave crise.»
Parmi les thèmes à aborder au cours des débats, pourra-t-on évoquer la forme de l’État?
Richard Makon: «Si on se base sur l’orientation donnée par le Président de la République dans son discours à la nation du 10 septembre dernier, la forme de l’État ne sera pas discutée au cours de ces assises, en tout cas pas directement. Elle le sera peut-être indirectement, à la faveur par exemple des discussions sur les améliorations éventuelles de la décentralisation actuelle. Le Président de la République a clairement fixé l’État unitaire comme forme intangible de l’État et la décentralisation comme technique privilégiée d’administration du territoire national, de mise en œuvre des politiques publiques, d’articulation de la gouvernance publique et de gestion des ressources publiques collectives.»
Certains leaders séparatistes en exil ont déjà annoncé qu’ils ne participeront pas à l’événement. Doit-on le regretter?
Richard Makon: «La participation des séparatistes, toutes tendances confondues, à ce dialogue national inclusif est essentielle car elle en conditionne sa réussite. Cependant, le succès lui-même de ces pourparlers se mesurera à la capacité pour les parties prenantes, et surtout pour le pouvoir en place, à appliquer toutes les principales résolutions qui seront prises à l’issue des discussions. Toutefois, en l’état actuel des consultations qui se tiennent, il est difficile de dire si ces séparatistes prendront effectivement part à ces pourparlers de paix, en tout cas ceux des séparatistes les plus représentatifs. C’est donc l’incertitude la plus absolue qui règne à l’heure actuelle à ce propos.
Le MRC conditionne sa participation par la libération de ses membres emprisonnés, dont Maurice Kamto, comment l’interprétez-vous?
Richard Makon: «Je trouve que le MRC fait là de la politique et est, de ce fait, pleinement dans son rôle. C’est le terrain sur lequel il excelle. Il souhaite par ailleurs tirer profit de l’exposition médiatique qu’offre cette occasion unique pour afficher ses prétentions politiques, communiquer sa vision du dialogue et plaider les causes qui lui tiennent à cœur, notamment la situation de ses leaders actuellement privés de liberté.
Toutefois, si l’on se réfère au discours récent du Président de la République, il est difficile d’envisager une libération de Maurice Kamto et de ses partisans avant la tenue effective de ce débat. Elle pourrait intervenir, de façon probable, après le dialogue, en fonction de l’évaluation que le pouvoir en place aura fait de la contribution du MRC à la réussite de cette rencontre.»
Faut-il toujours s’attendre à un «dialogue national franc et sincère» compte tenu des écueils susmentionnés?
Richard Makon: «Ce grand dialogue national est verrouillé tant dans son cadrage politique, juridique et institutionnel que dans son organisation technique et sa conduite matérielle. Je pense qu’il ne sera pas national, dans la mesure où toutes les composantes de la Nation camerounaise ne seront pas représentées, en tout cas ne le seront pas par des représentants légitimes. Ce débat ne sera pas non plus inclusif car du point de vue des hommes, toutes les sensibilités ayant créé ou aggravé la crise n’y prendront effectivement pas part. En outre, du point de vue substantiel, tous les sujets ne seront pas abordés.
Dès lors, ce dialogue est déjà porteur de déception et de frustrations puisque les attentes légitimes de plusieurs compatriotes sont d’ores et déjà déjouées. Il est fort possible, au vu de l’évolution des consultations et des divergences qui apparaissent déjà ici et là entre les parties, au sujet même du sens à donner à ce dialogue, que l’on aboutisse à un ‘dialogue de sourds’. Et malheureusement, un demi-dialogue créera difficilement des conditions pour un retour à la paix et à la vie dans les régions affectées et dévastées du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Il ne résoudra pas non plus la kyrielle de crises qui minent actuellement le Cameroun.»
Que peut-on attendre finalement de ce «grand dialogue national»?
Richard Makon: «Si l’annonce de ce débat inclusif était évidemment attendue par la majorité des camerounais, il est justifié de se demander ce que l’on peut en attendre. Pas grand-chose car tout d’abord, le pouvoir de Yaoundé semble avoir été contraint à s’ouvrir à cette option. Ensuite, les consultations en cours ne rassurent pas quant à la légitimité de l’essentiel des personnalités conviées. Enfin, la méthodologie adoptée et le cadrage politique effectué jettent de la suspicion sur les intentions réelles de Paul Biya.
Cependant, les résolutions attendues sont nombreuses et elles touchent aux dimensions politiques, économiques, juridiques, sociales et culturelles. Mais elles n’auront de pertinence et ne pourront être efficacement exécutées sans un retour effectif et intégral de la paix. C’est la raison pour laquelle la résolution la plus importante, celle qui pourrait recréer aujourd’hui les conditions de la paix en l’absence du passage à la fédération, est la suivante: l’adoption d’un statut spécifique et d’un régime spécial accordant plus d’autonomie (juridique, institutionnelle, managériale et opérationnelle) aux régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest du Cameroun.»