La Coupe d’Afrique des Nations (Can) a débuté au Cameroun le 9 janvier 2022, mais plusieurs Africains, stupéfaits, avaient pris connaissance des contorsions verbales du président de la Fifa, des manœuvres de « l’European Club Association » (L’Eca) et des déclarations de certains entraîneurs européens sur la Coupe d’Afrique des Nations (Can). Tout ce beau monde souhaitait ajourner le plus grand rendez-vous africain de football ou l’annuler pure et simplement. Qu’est-ce qui se jouait ou se rejou dans cette téléréalité de mauvais goût où le dindon de la face est une fois de plus un continent de 54 Etats souverains ? Quels sont les ressorts historiques, c’est-à-dire les fondements structurels de ce que les uns et les autres disent sur l’Afrique à travers la Can ? Comment l’Afrique peut-elle une fois pour toutes sortir d’une extraversion négative par rapport à l’eurocentrisme afin de devenir le centre authentique de son football ?
- Des mots d’Européens sur la Can : Que font et disent-ils de l’Afrique ?
Dans un discours, les travaux de Pierre Bourdieu (1) et de Roland Barthes(2) le montrent à suffisance, les mots utilisés sont porteurs de messages, d’images et de symboles dont l’analyse montre le type de liens (égalité, mépris, domination, condescendance…) qui existent entre les interlocuteurs ou entre le locuteur et la chose analysée. Non seulement « le pouvoir est inscrit dans le langage comme code » d’après Roland Barthes, mais aussi, il se loge dans les mots et les expressions à travers lesquels les interlocuteurs entrent en relation et dévoilent tant ce qu’ils pensent l’un de l’autre que leurs statut, classe sociale et références. Il n’y a donc pas meilleurs instruments de mise en exergue du pouvoir symbolique de l’eurocentrisme et du capitalisme que l’analyse du discours de nombreux Européens sur la Can et donc, automatiquement, sur l’Afrique.
Pour Jürgen Klopp, entraîneur de Liverpool FC, club phare du championnat anglais de première division, la Can est « un petit tournoi »(3). En usant de l’opposition grand/petit pour juger de l’importance des choses et sans prendre de gants, le célèbre entraîneur allemand entre, via son discours hiérarchisant, directement dans une dynamique classificatrice de la Can et donc de l’Afrique et de son football au bas de l’échelle des grands tournois mondiaux. Les grands tournois étant automatiquement les championnats européens, l’Euro, le mondial et la copa américa. La Can « est un petit tournoi » est, dans la tête de Jürgen Klopp, une expression inconsciemment ou consciemment englobante au sens où elle exprime à la fois le sous-développement de l’Afrique, de son capitalisme et donc de son football par rapport au développement de l’Europe, de son capitalisme et de son football comme activité sportive et financière. Centré sur un référentiel européen et donc capitaliste, Jürgen Klopp ne juge pas la Can importante malgré le fait qu’elle soit un tournoi organisé par un continent de 54 Etats souverains qui méritent respect et considération autant que les millions d’Africains, mais comme « un petit tournoi » suivant ce que l’histoire du capitalisme et sa structuration du monde en continents dits développés et en continents dits sous-développés ont fait de l’Afrique et de la façon dont les Européens la voient autant que ses réalisations.
Luciano Spalleti, entraîneur du Napoli en Italie enfonce le clou. Pour lui, la Can est « un monstre invisible. Il fait disparaître les joueurs des vestiaires et vous ne savez pas quand vous allez les retrouver ; nous en avons quatre et ils sont fondamentaux pour notre équipe »(4). Cette déclaration est à la fois métaphorique et classificatrice. La Can devient une métaphore. Elle est assimilée à un monstre invisible, ce qui renvoie à une force sauvage, brute et non civilisée d’autant plus destructrice et dangereuse qu’elle est invisible. Comment l’entraîneur du Napoli peut-il dire que la Can est un monstre invisible alors qu’elle figure clairement dans le calendrier Fifa officiel connu du monde entier si ce n’est par mépris ? Si ce n’est parce que pour un Européen, l’officiel, au sens de calendrier annuel de la Fifa n’est pas officiel pour l’Afrique mais uniquement pour l’Europe ?
En d’autres termes, alors que la Can est « un petit tournoi » pour Jürgen Klopp, elle devient carrément invisible et monstrueuse pour Luciano Spalleti car ce qui est petit peut aussi devenir invisible sur un calendrier consulté par un géant, le géant Européen. Nous retrouvons ici, non seulement une Afrique qu’on ne voit pas et où on court des dangers invisibles parce qu’elle est synonyme du « cœur des ténèbres »(5), mais aussi une Can qui devient une simple décoration sur le calendrier international des tournois autant que l’Afrique décore les murs de plusieurs musée européens comme signe d’un ailleurs exotique qu’on apostrophe en passant. Ce que dit Luciano Spalleti va plus loin encore lorsqu’il affirme que « le montre fait disparaître les joueurs des vestiaires et vous ne savez pas quand vous allez les retrouver ; nous en avons quatre et ils sont fondamentaux pour notre équipe ». Nous retrouvons ici l’approche paradoxale de l’Afrique par l’imaginaire eurocentriste. Une Afrique barbare, dangereuse, vide et pleine de carences, mais aussi une Afrique pleine de richesses, de génie et de capacités dont l’Europe a besoin pour son essor. La preuve en est que l’entraîneur du Napoli parle de la Can comme d’un monstre, comme d’un danger mais reconnaît l’importance des joueurs africains dans les performances victorieuses de son équipe : « nous en avons quatre et ils sont fondamentaux pour notre équipe ». Ne connaissant l’Afrique qu’à travers l’imaginaire européen qui en fait une quantité négligeable dans l’histoire de l’universalisme européen, Jürgen Klopp et Luciano Spalleti en parlent suivant un discours de l’arrogance, de la chosification, de la petitesse, de l’invisible et du monstrueux. Ils parlent de la Can à la manière de philistins incultes(6) qui s’appesantissent plus sur le football-capital devenu marchandise et activité financière que sur le football africain comme expression d’une culture et d’un art footballistique dont la valeur est autre que choses matérielles et monnayables.
- Universalisme européen(7), capitalisme et Afrique : présent et racines d’un mépris
L’Afrique a déjà été son centre propre au moment où, avant la colonisation européenne, elle s’intégrait elle-même et d’elle-même à l’histoire du monde à travers des échanges culturels et économiques notamment avec l’Asie et le monde arabe (8). Cette période fut celle d’une extraversion positive au sens ou l’Afrique s’ouvrit à l’extérieur pour ses propres intérêts et garda des territoires orientés de ses côtes vers l’hinterland où se passait son activité économique majeure à travers les routes commerciales transsahariennes(9). Cette extraversion devint négative, c’est-à-dire au service de l’Europe, avec le capitalisme mercantiliste qui, dès le XVème siècle, développa le marché aux esclaves et fit de l’Afrique un réservoir d’esclaves achetés, déportés et vendus au profit des échanges entre les manufactures européennes et les économies des plantations des Amériques. Désormais, l’Afrique ne s’intégrait plus au monde capitaliste d’elle-même. Elle y était est intégrée via le mode de la servitude, du pillage et de la domination que l’Europe exerça sur elle et dont le point culminant a été le moment colonial dès, grosso modo, l’essor du capitalisme industriel au XVIIIème siècle. Le néocolonialisme, à la fois manœuvre de sabordage en sous-mains du processus de décolonisation de l’Afrique par les anciennes puissances coloniales, et matérialisation de l’hystérésis des effets coloniaux sur l’Afrique contemporaine, est la dernière étape du déploiement de l’eurocentrisme comme instrument de l’universalisme européen.
En d’autres termes, depuis le XVème siècle, ce qui est européen, a été imposé à l’Afrique comme équivalent de l’universel, de ce qui compte et de ce qui est bon pour elle au détriment de ce qu’elle juge bon pour elle-même par elle-même. D’où sa place comme périphérie, c’est-à-dire comme fournisseuses de matières premières (les joueurs de football dans le cas d’espèces) au centre du football capitaliste (l’Europe) dont la dynamique financière utilise la périphérie (l’Afrique) comme simple zone d’approvisionnement en footballeurs et dont le rôle est de permettre le bon fonctionnement du centre. C’est donc à partir de l’Europe et par rapport à l’Europe que de nombreux Européens connaissent l’Afrique comme continent d’esclaves, sociétés colonisées et continent sous-développé au sens capitaliste de ces termes. Cela fait de l’eurocentrisme un marqueur de la supériorité de l’Europe sur l’Afrique parce que synonyme de servitude, d’exploitation, de domination, d’extraction de l’Afrique et d’ingérence dans ses affaires intérieures. Cette histoire des rapports Afrique/Europe sous l’égide de l’universalisme européen a construit une image de l’Afrique et répandu une culture européenne où préjugés, mépris et condescendances de l’Europe et des Européens envers l’Afrique deviennent presque naturels dans des structures mentales et psychologiques ambiantes. Les entraineurs européens cités ci-dessus, nés et grandis dans un capitalisme qui s’impose comme le mode de régulation mondiale, pensent que c’est le bon fonctionnement du football européen, c’est-à-dire capitaliste, qui doit déterminer les dates et le déroulement des autres tournois footballistiques à travers le monde.
Le président de la Fifa, Gianni Infantino, est la figure archétypale d’une telle pensée. Pour lui « la Can en janvier et février devient un problème pour le football mondial ». Or qu’est-ce que le football mondial aujourd’hui si ce n’est une industrie capitaliste du football dont l’Europe est l’épicentre, la Fifa la multinationale et l’Afrique une filiale qui doit prendre ses leçons, son calendrier et son timing suivant les hauts intérêts de la maison-mère. Gianni Infantino poursuit : « Il y a encore quelques années, personne ne se préoccupait de savoir si la Coupe d’Afrique des Nations se jouait en janvier ou février, plus ou moins. Aujourd’hui, ça devient un problème, car en janvier et février, pour de nombreuses ligues en Europe et dans d’autres régions du monde où des Africains jouent, c’est au milieu de leurs compétitions. Et ces ligues doivent libérer les joueurs pour qu’ils puissent disputer la Can, ce qui est normal parce que c’est ainsi que la pyramide et le système du football sont bâtis… Si nous pouvons rationaliser le calendrier afin de garantir qu’une Can puisse être jouée dans le cadre d’une fenêtre internationale plus longue à l’automne plutôt qu’en janvier et février, je pense que nous aurons déjà réalisé quelque chose d’assez important pour qu’il y ait moins de perturbations pour de nombreuses ligues qui ont des joueurs de nationalités africaines dans leurs compétitions »(10).
Cette déclaration montre comment la dynamique du capitalisme, celle de l’eurocentrisme et celle du football mondial deviennent exactement la même. La périphérie du football-business (l’Afrique) devient un problème pour son centre lorsqu’elle y prend de l’importance via ses matières premières (ses footballeurs) si elle n’est totalement arrimée, via la Can, aux intérêts du centre du football-business (l’Europe). La solution proposée par Gianni Infantino, comme dans l’histoire de l’eurocentrisme et du capitalisme, est que la Can soit une organisation extravertie par rapport aux intérêts de l’Afrique et des Africains afin que le centre du football-business se porte mieux.
En outre, sachant que la Can a déjà été déplacée de juin à janvier sans que la Fifa ne bouge aucun autre tournoi dans le calendrier Fifa, la confirmation est donnée, via cette déclaration du président de cette organisation, que seule la Can et donc l’Afrique, peuvent se faire balader d’une date à une autre pour satisfaire aux intérêts inamovibles des compétitions européennes. Dans un marché mondial de footballeurs où le capitalisme fait des joueurs de football des actifs financiers appartenant au cash-flow des clubs-entreprises qui les emploient, la Can devient, comme le dit Gianni Infantino et l’Eca, un problème au sens où les joueurs africains des championnats européens sont désormais des propriétés privées des clubs-entreprises qui jugent courir le risque de ne pas avoir un bon retour sur investissement, non seulement en perdant des matchs par absence de leurs joueurs-clés, mais aussi en cas de blessure à la Can. Cela en foulant aux pieds les règles officielles de la Fifa qui obligent les clubs à libérer les joueurs lorsqu’ils doivent prendre part à des tournois au sein de leurs équipes nationales. Il apparait ici un eurocentrisme qui s’affirme à travers la primauté des intérêts du capitalisme footballistique et donc de l’Europe sur les intérêts des Etats africains et de leurs équipes nationales, preuve que la sphère économique privée et le droit privé relèguent de plus en plus la sphère publique et le droit public au rang d’optima de second ordre. Aucune allusion n’est faite dans la déclaration de Gianni Infantino des problèmes de l’Afrique. C’est plutôt la Can qui empêche le capitalisme footballistique de tourner en rond. Pour la Fifa, rationaliser le calendrier Fifa c’est amener l’Afrique à s’organiser suivant les climats et les saisons européennes sans se poser la question de savoir quel climat et quel métabolisme social sont ceux de l’Afrique suivants ses propres saisons : « Si nous pouvons rationaliser le calendrier afin de garantir qu’une Can puisse être jouée dans le cadre d’une fenêtre internationale plus longue à l’automne plutôt qu’en janvier et février, je pense que nous aurons déjà réalisé quelque chose d’assez important ».
En dehors des pays africains et des populations africaines outragés et excédés par ces procédés rhétoriques pour masquer le mépris chronique européen envers tout un continent, quelques acteurs de la galaxie du football-business ont apporté des fausses notes dans le concert de la Fifa et de l’Eca. Suivant Antoine Kombouaré, ancien footballeur et actuellement entraîneur du FC Nantes en France, « la Can est une date Fifa. Je veux bien voir si en première League ils réussiront à retenir Salah et Mané. Après Jürgen Klopp me donnera la recette. Je ne veux pas me faire de fausse joie. Pour moi, tous nos Africains vont aller à la Can. »(11). Et Patrick Vieira, 107 sélections en Equipe de France et désormais entraîneurs de Crystal Palace en première division anglaise de renchérir : « Je n’empêcherai jamais un joueur d’aller à la Can. Je pense que cette compétition doit être plus respectée. Cette compétition est aussi importante que l’Euro »(12). Le fait que ces deux réactions discordantes soient le fait d’Européens d’origine africaine montre combien ces deux « Afropéens » gardent dans leur conscience tant le non-respect de l’Afrique dans la factualisation de l’universalisme européen, que le rôle central joué par le racisme historique(13) dans la perpétuation d’un discours condescendant sur le continent africain.
- Omicron : cheval de Troie ad hoc des intérêts du football-business
Dans sa correspondance à la Fifa du 2 décembre 2021, l’Eca a ajouté un nouveau paramètre au débat sur la Can : le covid-19 à travers le nouveau variant Omicron. L’Eca place son curseur sur le plan sécuritaire en ces termes : « En ce qui concerne les protocoles applicables, à notre connaissance, la Confédération africaine de football n’a pas encore mis à disposition de protocole médical et opérationnel approprié pour le tournoi de la Can, en conséquence, les clubs ne pourront pas libérer de joueurs pour le tournoi. […] Pour certains clubs qui devraient libérer des joueurs, y compris les clubs anglais et français, des matchs de compétition nationale doivent avoir lieu jusqu’au début janvier et, par conséquent, le chevauchement avec les dates de la Can 2022 (avec les sélections pouvant appeler leurs joueurs à partir du 27 décembre) est ingérable […] En ce qui concerne les dispositions de quarantaine, il semble très probable que les diverses restrictions affecteront les déplacements depuis et vers les lieux concernés. […] Pour éviter tout doute, les clubs auront tout à fait le droit de ne libérer aucun joueur pour lequel des restrictions de voyage ou une quarantaine obligatoire s’appliquent. »(14)
Le refus de libérer les footballeurs africains pour la Can par les clubs européens étant une vieille problématique par rapport à la pandémie, le covid-19 joue ici le rôle de circonstance conjoncturelle favorable qu’exploitent ces clubs pour renforcer leur arsenal de griefs contre la Can. Et cela d’autant plus que depuis le 3 janvier 2020, les clubs ont la possibilité de retenir leurs joueurs si « une quarantaine d’au moins cinq jours est obligatoire à compter de l’arrivée » dans le pays « où est censé se disputer le match de l’équipe nationale » du joueur. Deux contradictions majeures apparaissent cependant à ce niveau. Elles montrent les enjeux de rentabilité financière qui structurent cette préoccupation sanitaire de l’Eca par rapport aux footballeurs africains. Premièrement, en prenant en compte les statistiques nécrologiques faibles du covid-19 en Afrique, il semble peu convaincant que l’Europe, épicentre du covid-19 en termes de nombre de morts, ne stoppe aucune compétition malgré les contaminations fréquentes des footballeurs mais que l’Eca en fasse grand cas pour la Can. Deuxièmement, ce n’est pas la santé de l’Afrique et des Africains qui préoccupe la Fifa et l’Eca mais celle de leurs actifs financiers que sont les footballeurs africains évoluant dans les clubs européens. Il en résulte deux conséquences majeures. D’une part, c’est pour la bonne santé du capital financier que l’Afrique en général n’a pas de vaccins (on fournit d’abord les pays qui ont financé la recherche, les vaccins sont payants, la gratuité ne rapporte rien au capital financier) alors que les pays européens sont à l’heure la quatrième dose. D’autre part, c’est aussi pour la bonne santé du capital financier que les clubs européens, cotés en bourses, exigent de garder par devers eux leurs actifs financiers (les footballeurs africains) pour éviter le manque à gagner en termes de matchs perdus et de capital immobilisé en cas de quarantaine au retour de la Can. Autant de choses qui font baisser la valeur boursière des clubs.
En outre, la Fifa insiste sur les manquements des protocoles sanitaires de la Caf (Confédération africaine de Football) par rapport au variant omicron sans au préalable poser la problématique de l’accès de l’Afrique aux vaccins : Comment vacciner les Africains sans vaccins en Afrique ? Sans répondre à cette question, on aboutit, en situation pandémique, à un football mondial dont l’arrêt est souhaité par la Fifa et l’Eca de la géographie des sociétés africaines sans capacités économiques pour se payer les vaccins pour ne plus exister que dans la géographie du capital capable de se payer les vaccins qui est aussi, non par hasard, la géographie de l’Europe.
Ces jeux et enjeux autour de la Can mettent en évidence un cercle vicieux dans la dynamique du monde contemporains : la primauté de droits de propriété privés et de leurs rentabilités financières sur les droits humains entraîne une hausse des inégalités (pouvoir d’achat, loisir, culture, sport, santé…) qui, non seulement renforcent les risques de crises politico-économiques, mais aussi la baisse de la confiance entre riches et pauvres au sein des sociétés, entre les Etats et entre les continents(15). Conséquence, les organisations mondiales comme la Fifa ou l’Oms gagnent moins en efficacité qu’en situations et avis distorsifs.
- Comment l’Afrique peut-elle redevenir le centre de son football ?
Au bout du compte, les clubs européens vont garder leurs footballeurs africains stars jusqu’au 3 janvier 2022 alors que ceux-ci auraient dû être libérés, d’après les règles de la Fifa, le 27 décembre 2021 pour rejoindre leurs équipes nationales pour la Can. Pourquoi seuls des Africains captifs de de l’économie des plantations au XVème siècle, du capitalisme cognitif et du capitalisme footballistique du XXIème siècle sont gardés par les Européens alors que des travailleurs africains libres (les migrants) sont renvoyés en Afrique manu militari même sous covid-19 ? C’est parce que les Africains libres en particulier et les Hommes libres en général ne profitent ni à l’accumulation primitive ni à l’accumulation moderne. Le football est un des moteurs contemporains de cette accumulation historique au détriment de l’Afrique à la seule différence que, contrairement à l’esclave africain des plantations, les footballeurs africains gagnent une grande partie des millions d’euros qu’ils aident à générer dans le football-business. Il en découle que l’universalisme européen et l’essor du capitalisme depuis le XVème siècle font un et ont la même dynamique dans laquelle l’Afrique, ses populations et ses organisations ont, chronologiquement, un rôle de captifs, de subalternes et parfois d’esclaves bien payés. Le défi africain est donc de trouver comment le continent, ses organisations footballistiques et leurs activités, cessent d’être des variables endogènes d’un système-monde capitaliste où le centralisme européen est la norme depuis longtemps inconsciente dans la prise de décisions mondiales.
Plusieurs pistes peuvent être évoquées dont celle de la construction des conditions matérielles, politiques, économiques et sociales d’une concurrence monopolistique par rapport à l’Europe. Contrairement à la simple concurrence, la concurrence monopolistique est celle qui permettrait à l’Afrique de mettre en place des innovations politiques, économiques et sociales différentes de celles de l’Europe mais jouant en Afrique le rôle politique, économique et sociale que souhaite ce continent. Cela lui permettrait, malgré une conjoncture mondiale concurrentielle, de garder le monopole d’innovations qui, quoique substituables et en concurrence avec celles qui existent en Europe, resteraient un monopole culturel au sens de singularités africaines.
La première des innovations dans ce sens est d’exploiter les facteurs de production à la disposition du continent africain (terre, populations, minerais, capitaux financiers…) pour mettre les Africains au travail. L’Afrique peut le faire avec ce qu’elle possède comme dotations (endowments) ainsi que l’a fait la Chine avec ses propres moyens. Le football chinois arrache désormais des joueurs au football européen grâce à une production exceptionnelle de richesses issue d’une mobilisation intensive des Chinois au travail. C’est aussi parce que l’Afrique n’a jamais réussi à mobiliser sa population au travail de façon maximale, c’est-à-dire à sacrifier elle-même une génération d’Africains au travail avec des modes d’exploitations endogènes (16), que la servitude de l’économie des plantations, du capitalisme cognitif et footballistique se développent à son détriment. Une façon pour l’Afrique de se construire des avantages comparatifs pour une concurrence monopolistique est de transformer son retard dans le capitalisme moderne en un atout décisif pour construire des techniques productives à forte intensité écologique et à forte intensité sociologique au service de l’Afrique comme un ensemble d’écosystèmes humains durables.
D’une telle dynamique économique, le football africain peut s’auto-perfectionner dans trois directions. D’abord un football populaire auquel l’Afrique doit tous ses footballeurs mondialement connus et reconnus de nos jours et du passé. Si, en Afrique, tout terrain vague dans un village, un quartier, une ville, une école, autour d’un lycée, d’un collège ou d’une université est transformé en un terrain de football par des enfants, aménager des terrains de football dans les villages, les quartiers, les villes, les écoles, les lycées et les universités peut faire de ce sport populaire un incubateur encore plus puissant de talents. Ensuite, le football semi-professionnel ou professionnel est l’autre composante à renforcer. Un pays comme l’Egypte connait très peu une effusion de ses footballeurs parce que ceux-ci sont employés localement dans un championnat égyptien professionnel avec de bons salaires et les infrastructures qui vont avec.
Les talents issus du football populaire ont ainsi des clubs qui peuvent les employer directement au niveau national dans des équipes minimes, cadettes, juniors et séniors qui éviteraient à des gamins d’être à la merci des agents de joueurs véreux qui les prennent en Afrique et les abandonnent en Europe sans équipe ni contrat. Le football peut ainsi devenir un grand pourvoyeur d’emploi pas seulement pour les footballeurs mais aussi pour tous les passionnés qui, de façon bénévole, regroupent les enfants africains pour des tournois improvisés dans des terrains vagues des villes africaines. Des footballeurs africains mieux formés, employés et bien payés par des clubs africains se vendront plus chers en cas de contrat en Europe et les clubs africains formateurs profiteront des dividendes de telles ventes.
Enfin, le dernier aspect d’une telle dynamique est l’éducation des jeunes footballeurs africains à l’amour du maillot national et au patriotisme. Neymar Jr., la méga star brésilienne du Paris Saint Germain, a récemment pointé du doigt le fait que les footballeurs africains, contrairement aux footballeurs brésiliens, se battent plus dans leurs clubs européens qu’au sein des leurs équipes nationales. Cette tendance peut changer suite à une éducation des jeunes joueurs africains au patriotisme y compris même dans la négociation de leurs clauses contractuelles. Si les joueurs latino-américains sont libérés sans discussions par leurs clubs-employeurs européens chaque fois que leurs équipes nationales les sollicitent pour des tournois dans des lieux plus éloignés que ne l’est l’Afrique par rapport à l’Europe, les footballeurs africains doivent et peuvent devenir les premiers défenseurs et ambassadeurs d’un retour non négociable dans leurs équipes nationales pour disputer la Can.
L’Afrique a encore toutes ses chances d’éviter à la fois le vice moderne qui homogénéise tout à la norme européenne et qui transforme tout, y compris son football, en un simple facteur de production au service de la reproduction des infrastructures de l’accumulation capitaliste où ce que le continent africain a de spécifique devient objet de musée réservé aux touristes européens.
Thierry Amougou,
Economiste, Université Catholique de Louvain (UCL), Belgique.
Notes :
(1) Pierre Bourdieu, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard.
(2) Roland Barthes, 1978, Leçon, Paris, Seuil.
(3) BFM/RMC/Sport, 2021, « Klopp interpellé par un journaliste pour avoir qualifié la Can de petit tournoi », le 25/11/2021.
(4) Matthieu Marguerite, 2021, « La déclaration douteuse de Spalletti sur la Can », Footmercato, le 20/12/2021.
(5) Joseph Conrad, 1925, Au cœur des ténèbres, Paris, Gallimard.
(6) Hannah Arendt, 1972, La crise de la culture, Paris, Gallimard
(7) Immanuel Wallerstein, 2008, L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Demopolis.
(8) Catherine Coquery-Vidrovicth, 2010, Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, Paris, la Découverte.
(9) Joseph Ki-Zerbo, 1972, Histoire de l’Afrique noire d’hier à demain, Paris, Hatier.
(10) BFM/RMC/Sport, 2021, « Fifa : Infantino pousse pour déclarer la Can en automne », le 21/12/2021.
(11) Alfred Zikpi, 2021, « Antoine Kombouaré : Tous nos joueurs africains vont aller à la Can », Africatopsport.com, le 17/12/2021.
(12) BFM/RMC/Sport, 2021, « Crystal palace : Patrick Vieira prend la défense de la Can 2022 » le 24/12/2021.
(13) J’entends par racisme historique un racisme construit par les structures politiques, économiques et sociales de l’histoire mondiale et véhiculé par l’inertie de cette histoire indépendamment des acteurs individuels et des mesures contemporaines de lutte contre le racisme. C’est un racisme devenu autorégulateur et incompressible.
(14) Niamey.com, 2021, « Can 2021 : le courrier de menaces envoyé par l’Eca à la Fifa à Fuité ! », le 16/12/2021
(15) De nombreux travaux prouvent une telle évolution. On peut, sans être exhaustif, signaler Joseph Stglitz, 2002, Le prix de l’inégalité, Paris, Les liens qui libèrent ; Thomas Picketty, 2013, Le capital au XXIème siècle, Paris, Seuil.
(16) Sarah Difallah, 2021, « Et si la colonisation n’avait pas eu lieu… », Interview d’Achille Mbembe, L’Obs, 2021, pp.94-97.