Le cinéaste engagé, Jean-Pierre Bekolo a envoyé à notre rédaction le 19 juin 2021, une tribune qui porte le retard de l’Afrique dans le concert de la mondialisation. Pour lui, le retard de l’Afrique est dû au fait que ce que ces enfants pense ne la change pas. Il souhaite que nous pensons, consommons et agissons en africains, au bénéfice de l’Afrique.
Lebledparle.com vous propose l’intégralité du texte.
POURQUOI CE QUE NOUS PENSONS NE CHANGE PAS L’AFRIQUE
L’Afrique nous plait-elle comme elle est aujourd’hui ou alors elle ne nous plait pas? Si nous sommes plutôt contents de la condition de l’Africain dans le monde, alors je n’ai rien à dire, arrêtez de lire, c’est business as usual.
Si par contre nous n’aimons pas ce que nous vivons en tant qu’Africain, alors il est urgent d’interroger ce que nous faisons, je parle de notre activité quotidienne, ou plutôt de notre activisme, car l’Afrique et la condition de l’Africain ne sont que le résultat de notre activité aussi bien intellectuelle que physique.
Si ce que nous pensons en tant qu’intellectuel ne change pas ce que nous n’aimons pas, cela veut dire que nous pensons mal, ou plutôt notre pensée nous distrait car elle nous empêche d’aller à l’essentiel et de faire ce qu’il faut faire pour que ça change. Si nous estimons que l’Afrique n’est toujours pas libre aujourd’hui, alors ce que nous pensons doit converger vers notre libération. Si nous pensons que l’Afrique est pauvre, alors tout ce que nous pensons doit converger vers ce qui va la sortir de la pauvreté. Ce qui voudrait dire que l’activité des intellectuels Africains qui pensent doit avant tout être dirigée vers ces Africains à libérer et non vers l’occident qui a œuvré dans l’histoire pour priver l’Africain de cette liberté.
Que dit la pensée Africaine de nos penseurs du Mali, du Tchad, du Rwanda, du Sénégal, du Cameroun, de la Cote d’Ivoire, du Gabon? Je pense précisément aux émeutes au Sénégal, à la mort d’Idriss Deby, au coup d’Etat au Mali, au retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, à la longévité de Paul Biya, à l’absence d’Ali Bongo? Que disent les penseurs Africains des coupures d’eau, d’électricité, des routes cassées, de la qualité des hôpitaux, des écoles, du niveau des salaires, du chômage, de la destruction des forets, de l’enrichissement illicite des élites, de l’abandon des villages?… Quand bien même il existe des timides prises de positions par ci et par là, les Africains ne s’en souviennent pas. Notre pensée Africaine qui devrait améliorer la vie des Africains vivant dans ces pays est inaudible, et quand elle existe, elle explique plutôt à l’occident l’Afrique et les Africains eux-mêmes ne trouvent aucune théorie de leurs penseurs leur permettant d’avoir une compréhension de ce qui leur arrive et encore moins des moyens pour y remédier.
Est-ce que la masse des Africains dans leurs problèmes reçoivent la pensée de leurs penseurs eux-mêmes vivant en occident? Non. Peut-on dire que nous sommes en Afrique dans ce que Steve Biko a appelé le “Black Consciousness”? Non. Et l’occident est-elle une instance crédible de la validation de cette pensée qui doit libérer les Africains? Non. En d’autres termes si l’Afrique est dans sa situation actuelle c’est parce que ceux qui la pensent ne parlent pas aux Africains, ce qu’ils pensent, les Africains n’en savent rien, cette pensée ne libère pas les Africains de leur condition et donc ne leur sert à rien.
Si, elle sert à faire de brillantes carrières individuelles obamesques en occident, alors que leurs idées, si elles doivent véritablement bousculer les choses, elles devraient faire peur, un peu comme une certaine pensée chinoise qui voudrait renverser l’ordre actuel fait peur. Les Africains ont d’ailleurs et à raison de la méfiance pour l’enthousiasme qu’on les occidentaux pour certains penseurs et idées Africaines qu’ils estiment trop accommodantes car elles n’ont en aucun cas de projet de bouleverser un ordre où l’Afrique est le bas de la pyramide du monde.
Ce qui est valable pour les penseurs est valable pour les artistes, les écrivains, les cinéastes, les professeurs, les entrepreneurs et même les politiques, c’est à dire tous ceux qui en théorie comme en pratique pourraient libérer l’Afrique dans un domaine comme un autre de sa situation actuelle. Qu’est-ce qui fait penser aux africains que ce qu’ils font va libérer l’Afrique? La condition de ce que vivent les Africains a pour origine le crime fut-il colonial ou l’esclavage. Et dans le crime, il y a le criminel et la victime. Comment s’intéresser à une pensée qui n’a pas pour souci de reconstruire la victime mais s’attarde sur le bourreau uniquement pour des raisons économiques?
Il est urgent que les Africains qui par leur idées, leurs livres, leurs films, leurs mouvements politiques, leurs œuvres artistiques, leurs entreprises disent œuvrer pour la libération de l’Afrique arrêtent de se mentir et de mentir les autres. Vous nous parlez des œufs que vous attendez quand c’est une chèvre que vous êtes en train d’élever? Une chèvre ne pond pas des œufs. Si nos livres, nos œuvres d’art, nos cours, nos performances, nos films, nos musiques, nos entreprises et nos partis politiques ne sont pas ingérés par cette masse Africaine dont la condition est à améliorer… mais plutôt par les occidentaux, il devient clair que c’est l’occident et non l’Afrique qui reçoit nos messages. Et que le projet n’est celui de la transformation de l’Afrique mais plutôt celui de la transformation de l’occident. Nous les artistes, intellectuels, cinéastes, professeurs africains nous sommes dans un projet de transformation de l’occident et non de l’Afrique. Est-ce bon ou mauvais, je ne saurais le dire mais assumons que c’est cela le projet et la libération de l’Afrique, l’amélioration des conditions des Africains pour l’instant va devoir attendre le jour où cette fuite des cerveaux d’un nouveau type va cesser. Mieux, elle va pour l’instant se contenter de l’ego massage en célébrant comme avec Obama les réussites individuelles en occident, pendant que l’Afrique continue de patauger dans ses problèmes.