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Combien de fois un fonctionnaire vous a-t-il demandé de repasser ? « Il faut repasser ». C’est facile à dire, trois mots en 3 secondes. Mais pour aller au ministère des Finances, par exemple, si vous habitez à Nkoabang, il faut au moins 3 heures aller-retour, parce qu’il faut d’abord sortir du quartier pour prendre la route, trouver la moto qui vous emmènera pour 200 francs, si vous avez de la chance, et ça dépend s’il pleut ou pas. Maintenant sur la route, il faut trouver un taxi qui vous emmènera au centre ville pour 300 frs, si vous avez de la chance. Vous devrez lui dire de vous déposer à la poste centrale et de là, vous devrez marcher, monter la colline pour arriver au Ministère des Finances, selon qu’il fait chaud ou pas. Sachant que vous n’avez pas pris de petit déjeuner, vous devrez prévoir au moins 50 francs pour boire de l’eau en sachet. Lorsque vous arrivez à l’entrée du bâtiment, si vous êtes une femme et que vous avez mis votre pantalon, votre « repassage » s’arrêtera là, car l’agent de sécurité vous dira que vous ne pouvez pas entrer, car il est interdit aux femmes d’entrer dans un bâtiment public en portant un pantalon. Si vous ne vous êtes pas fait avoir par ce genre d’attrape-nigaud, vous êtes sur le point de faire l’expérience de la salle d’attente, où il vaut mieux ne pas montrer que vous êtes pressé. Vous avez peut-être faim, vous avez peut-être envie d’aller aux toilettes, mais dans ces bureaux, quand il y a des toilettes, c’est le directeur ou le chef de service qui en a les clés, et même si vous avez la chance qu’on vous donne les clés pour aller vous soulager, il vaut mieux ne rien dire sur leur état. Une heure, deux heures, trois heures dans la salle d’attente devant un écran de télévision – je ne sais pas ce que fait la télé dans les bureaux. Et en 3 secondes, un autre « il faut repassez » vous tombe dessus, vous pensez au voyage aller depuis Nkoabang, vous pensez à vos 550 francs, vous n’avez pas encore mangé, il faut rentrer, un autre 500, si on a la chance, puis il faudra revenir! Il y a des choses qui ne dépendent pas de nous, les hommes, il y a la pluie, il y a le soleil… Il y a des choses qui dépendent du gouvernement, les routes, les transports publics, la qualité du service dans les ministères, là encore on pense qu’on ne peut rien faire même si on le pouvait, on a démissionné, tout le monde dit « on va alors faire comment? » Si seulement on s’était un peu occupé de vous ? Nous lisions ces histoires quand nous étions enfants, dans les livres d’Eza Boto ou de Ferdinand Oyono, sur la façon dont les indigènes étaient traités par les colons. Quand on est jeune, c’est encore bien, mais quand on commence à vieillir, le simple fait de porter son corps est déjà assez difficile. Voyez comme il est difficile pour Paul Biya de marcher, alors qu’il dispose de tous les moyens du pays pour l’aider. Même comme ça, ça ne donne pas. Imaginez alors tous ceux qui ne sont pas Paul Biya. Oui, la vie est pénible ici, et cette pénibilité est très souvent le fait des hommes. De nous. Quelqu’un qui est payé pour vous assister vous dit « il faut repasser ». Quand vous faites ça vous voulez dire que vous ne voyez pas cette pénibilité? Vous vivez dans un autre pays? Parfois, vous montez sur la même moto que celui qui vous a dit « il faut repasser » pour rentrer chez vous, vous tombez même ensemble de cette moto à cause d’un trou, vous vous blessez tous, et à l’hôpital, celui qui vous a dit « il faut repasser » va trouver un autre style de « il faut repasser » là-bas, sauf qu’il est entre la vie et la mort. Et s’il y meurt, on ne peut pas dire à la vie « Il faut repasser ». Les histoires de « Il faut repasser » sont partout. Nous savons que la vie est déjà pénible à cause de choses que nous ne pouvons pas contrôler, alors pourquoi devrions-nous, à notre niveau, en rajouter ? Au Cameroun, tout le monde semble attendre l’occasion d’être en mesure de dire aux autres : « Il faut repasser ». D’où vient cette mentalité qui, au lieu de soulager nos peines les uns des autres, on se réjouit plutôt quand l’autre est pris dans sa spirale ou alors on se venge en la lui infligeant. Quand on voit les différents « Il faut repasser » qui nous attendent à chaque coin de rue et auxquels personne ne peut échapper, on a l’impression de vivre au Cameroun dans un panier à crabes dont personne ne sortira, parce qu’on a décidé de se rendre la vie pénible.