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Les déclarations de Claude Abe sur Vision 4, lors d’une émission de grande écoute ont entrainé des réactions multiples. Pour certains, sont propos quand bien même, il aurait des relents tribalistes doit être entendu. La négation du fait communautaire n’étant pas possible, la République doit se construire sur cette réalité qui lui préexiste et la transcende en quelque sorte. Cette thèse est défendue par les militants du PCRN et Dieudonné Essomba. Pour les premiers, tout est bon pour faire avancer l’idée politique du fédéralisme communautaire défendue par leur leader alors que le second, ardent défenseur d’un sous Etat Ekang trouve dans ce propos un relais de croissance pour l’utopie d’une nation Ekang dans le cadre d’une fédération. A l’autre bout du spectre, le registre de la dénonciation emprunte 02 avenues. Le principe de la liberté de choix du lieu de résidence est intangible. Il ne saurait être remis en cause par des changements législatifs mais plutôt dans le cadre d’un aménagement constitutionnel. D’autre part, le propos qui s’inscrit dans la suite d’autres propos tenus par le même sujet est stigmatisant et vise un groupe ethnique en particulier. Au-delà, des usages politico-médiatiques du tribalisme, ce dernier renvoie à des modes de faire et de dire qui sont socialement observables. Nous esquissons ici une pragmatique du tribalisme tel qu’il s’instancie dans les interactions sociales ordinaires d’une société pluriethnique.
Logiques sociales du tribalisme : discrimination et étiquetage
La notion de tribalisme renvoie à deux opérations sociales dont on peut-être l’acteur ou le sujet. Elles peuvent être pratiquées séparément, alternativement ou concomitamment par l’individu; la discrimination et l’étiquetage dévalorisant et/ou survalorisant.
La discrimination comme forme de tribalisme consiste à privilégier ou accorder la priorité au « frère du village » au détriment d’un individu issu d’une aire ethnique autre que la sienne. Il y a dès lors rupture du pacte républicain d’égalité de traitement au profit d’une préférence ethnique. En lieu et place de principes tels le premier arrivé est le premier servi, le plus apte sera choisi, on substitue la préférence tribale.
Il y a discrimination locative lorsque le bailleur sélectionne les potentiels locataires de son local sur la base de leur origine ethnique. Cette discrimination suppose le recueil de l’information ethnique, et repose très souvent sur un préjugé. Le classique « je ne loue pas ma maison aux Bamoun » traduit une discrimination dont sont souvent victimes les Bamoun.
La discrimination peut prendre la forme d’un accès prioritaire au service. Bien qu’arrivé après d’autres usagers, un individu parlant la même langue que l’opérateur assurant le service sera servi avant les autres. Servir le « frère » du village avant ceux qui sont là, avant lui constitue un acte de tribalisme au sens où, le privilège indu qui lui est accordé repose essentiellement sur son origine ethnique. Une variante de cette discrimination est la priorisation dans le traitement des dossiers. L’opérateur, à la lecture des patronymes, priorisera ceux venant de la même origine géographique que lui au mépris de l’ordre d’entrée.
Une des formes les plus courantes de discrimination est la discrimination à l’embauche. Le recrutement, fondé exclusivement ou majoritairement sur l’origine ethnique, en ce qu’il exclut de facto, les autres, est un recrutement tribaliste. On le retrouvera autant dans le service public que dans les entreprises privées.
Il existe d’autres formes de discriminations qui participent de l’expérience sociale du tribalisme vécu par les individus.
L’expérience sociale du tribalisme repose également sur un étiquetage dévalorisant ou survalorisant. Il s’agit soit de mettre à l’index un caractéristique « infamante », qui sera attribuée à une tribu soit de survaloriser un ou des traits particuliers. Dans les deux cas, l’étiquetage passe par une généralisation sur le mode du: « tous les… sont ainsi. » Très souvent il s’agit d’un préjugé précipité donc infondé, ou alors d’un préjugé préventif, fondé, mais considéré comme immuable.
Les variations sur ce thème sont nombreuses. A titre d’illustration, citons les classiques; »les bamiléke aiment l’argent », « les beti sont paresseux », « les douala sont jouisseurs, »les bamoun sont sales » etc.
L’étiquetage survalorisant participe d’une action consistant à justifier une « domination » ou une prétention à la domination d’une tribu sur les autres. Ses « qualités naturelles » servent alors à légitimer la situation acquise ou l’ambition hégémonique. On pourrait se demander en quoi faire l’apologie de son groupe ethnique est un acte tribaliste. Toute pensée de la valorisation comporte en elle, comme son Némésis, une pensée de la dévalorisation. A chaque fois qu’un groupe est survalorisé, son auteur dévalorise implicitement les autres groupes incapables de s’élever aux cimes auxquelles celui-ci est parvenu. On peut par ailleurs penser que l’inverse est également valable et que toute pensée de la dévalorisation implique une survalorisation de ceux qui ne portent pas les « tares » invoquées.
Dans le second cas, la dévalorisation participe à la légitimation de la marginalisation dont une tribu ou un groupe ethnique est victime. Ses tares naturelles le rendant inapte à sortir d’une situation qu’on souhaite pérenniser.
Ici, les étiquettes sont le produit d’une généralisation allant d’une expérience particulière à un groupe tout entier. Le modèle de raisonnement en est la syllogisme inversé sur le mode du: cette fille est frivole, elle est une fille Bassa, alors toutes les filles Bassa sont frivoles. Une expérience amoureuse malheureuse avec une fille Bassa, conduira à considérer toutes les filles Bassa comme étant peu sérieuses. Les étiquettes peuvent aussi être produites par la réputation. L’individu sur la base de récits de vie d’autres individus admet comme vérité générales, valables pour un groupe ethnique, la conclusion qui en sont tirées.
La discrimination et l’étiquetage dévalorisant participent d’un ordre social entretenant le tribalisme. Cet ordre social se construit et se maintient autour d’une dialectique de la victime et du déni
Le cercle vicieux du tribalisme: les victimes sans bourreau ?
S’il y a un point d’accord sur le tribalisme, c’est bien le fait que nous nous reconnaissons souvent comme ayant été victimes de tribalisme. Cette reconnaissance culmine d’ailleurs dans un questionnement social, celui de savoir quel est le groupe social le plus tribaliste ? Bien que le sous-entendu de la question admette que nous le soyons tous, cette question est généralement posée pour nous poser en victime, mais également pour stigmatiser ceux qui nous affligent. Dans le même temps, personne, et aucun groupe social n’admet être plus tribaliste que les autres et même souvent être tribaliste tout court. Si nous sommes tous victimes de tribalisme, de qui sommes-nous les victimes? Tout se passe comme si dans certains cas, la victimisation vise à masquer nos propres égarements tribalistes en hypostasiant ceux qui nous affligent. La victimisation est alors considérée comme un masque permettant d’envoiler des pratiques conscientes ou non, mais relevant clairement du tribalisme. Porter le débat sur le tribalisme des autres, c’est éviter que le nôtre soit questionné.
Il y a alors invisibilisation de mon tribalisme et visibilisation du tribalisme des autres. Celui dont je suis victime, celui qui me constitue en créancier.
En effet, les acteurs du tribalisme tout en reconnaissant les situations dans lesquelles ils sont victimes de comportements discriminatoires ou d’un étiquetage dévalorisant, admettent peu qu’en plus d’être des victimes, ils sont également, souvent, auteurs et/ou bénéficiaires de discriminations dont l’autre est victime. Ils ne reconnaissent pas produire eux aussi des étiquettes survalorisantes pour leurs propres groupes et/ou dévalorisantes pour les autres groupes tribaux.
Il est relativement facile de reconnaître les situations dans lesquelles nous sommes victimes d’un étiquetage dévalorisant ou d’une discrimination en raison de notre origine tribale. A contrario, savons-nous reconnaître les situations dans lesquelles nous labellisons négativement les autres? Trouvons-nous anormal de bénéficier d’un passe-droit en raison de notre origine ethnique?
Lorsque nous sommes victimes d’un comportement à caractère tribaliste, il est d’usage de la dénoncer. Nous sommes la victime, notre groupe a été attaqué. La dénonciation est donc considérée comme légitime. Dans les cas d’étiquetage, la réaction consiste souvent à produire soit une contre étiquette afin de montrer que nous et notre groupe sommes meilleurs que celui et le groupe dont vient l’étiquette. Nous jugeons cette réaction « normale » sur le mode du « c’est lui qui a commencé » ou alors, « je ne faisais que répondre à une attaque infâme ».
La dénonciation du tribalisme et le tribalisme réactionnaire, sont souvent peu ou pas considérés comme étant eux-mêmes tribalistes. Dans le cas de la dénonciation, il faut se poser la question de savoir, si elle est fondée sur le fait que ce soit nous ou le groupe auquel on appartient qui est attaqué, ou alors si nous sommes capables de dénoncer le tribalisme quand il ne nous touche pas. Le tribalisme réactionnaire est-il moins un tribalisme, parce qu’il émerge en réaction au tribalisme de l’autre? Au fond, la question est de savoir d’où vient cette violence qui répond à une violence subie? Vient-elle de dedans pour s’extérioriser ou vient-t-elle du dehors?
S’il est aisé de reconnaître les situations dans lesquelles nous sommes les victimes du tribalisme, il est plus malaisé de dénoncer celles dans lesquelles nous sommes les auteurs du tribalisme. Pourquoi? Parce que le tribalisme, c’est toujours celui des autres.
Nous avons tous fait l’objet d’un comportement discriminatoire, sans pour autant considérer qu’il s’agissait d’une discrimination. Nous avons tous bénéficié d’un comportement discriminatoire sans considérer qu’il s’agissait là, de tribalisme. Au contraire, cela, sur le coup, nous a semblé « normal ».
Combien d’entre nous, dans une file, n’ont pas été servis avant les autres, simplement parce qu’ils étaient de la même origine ethnique que l’opérateur? Combien de fois notre dossier a été traité avec célérité parce que notre patronyme était de la même aire régionale que celle d’un opérateur? Quand nous bénéficions de ce privilège, il ne vient à l’esprit de personne, que notre traitement prioritaire, s’est fait au prix de la discrimination de nombreux autres qui ne sont pas « frères du village ». En rentrant chez soi, ou en commentant, notre apparente bonne fortune, nous dirons « avoir eu la chance », »avoir des relations ». Nous oublions alors d’ajouter que notre chance a fait le malheur de nombreux autres individus.
Dans ces situations, personne ne voit dans son bénéfice, une discrimination envers les autres. Nous refusons de reconnaitre que le privilège que nous avons est indu car il est fondé sur la »malchance » de ceux qui n’avaient pas leur frère du village opérateur.
Il arrive que nous soyons nous même, cet opérateur au comportement discriminatoire. Admettons-nous pour autant être des tribaliste? Peu souvent.
Une des modalités de la dénégation du tribaliste est l’affirmation selon laquelle, on a un ami, souvent le meilleur, qui passe même avant ses »frères ». Est-ce suffisant? Le privilège d’un seul, fondé sur l’amitié et la camaraderie et non la citoyenneté, justifie ou excuse-t-il la discrimination de plusieurs?
Le déni dans lequel nous nous drapons lorsqu’il s’agit de reconnaitre que nous produisons aussi des comportements discriminatoires à l’endroit des autres, couplé à notre dénonciation du tribalisme des autres, sont un puissant carburant nourrissant le tribalisme.